Les compositions d’Hubert-Felix Thiéfaine sont habitées par une forme d’ironie mélancolique. La virtuosité de ses textes s’enracine dans une profonde nostalgie. À la fois musicien et parolier, Thiéfaine semble s’inscrire dans la lignée des poètes maudits, et de Baudelaire en premier lieu, aussi galvaudée cette référence soit-elle. Cet article est une façon de rendre hommage à celui qui n’a cessé de chanter son mal pour l’enchanter.
Alors que j’écoutais l’émission de Guillaume Gallienne sur France Inter « Ça ne peut pas faire de mal », les mains plongées dans l’évier, une chose surprenante s’est produite : la voix du comédien qui tentait de donner corps au récit de Conrad Au cœur des ténèbres s’est arrêtée pour laisser place à une musique étrange et voluptueuse. On y entendait le déchaînement inquiétant de la végétation et on avait l’impression de se perdre dans un monde d’eau et de plantes. Tout à coup surgit une voix rocailleuse au timbre un peu traînant : c’était celle d’Hubert-Félix Thiéfaine. La mélopée du chanteur se fondait dans la canopée créée par ses mots : « En remontant le fleuve au-delà des rapides / Au-delà des falaises accrochées sur le vide / Où la faune et la flore jouent avec les langueurs / De la nuit qui s’étale ivre de sa moiteur ». C’est de cette manière, et à travers cette relecture puissante de l’œuvre de Conrad que j’ai découvert Thiéfaine, sorte de Marlow qui erre dans la jungle de la modernité.
« Je chante des cantiques mécaniques et barbares »
Ses chansons ne cessent de prendre appui sur les fêlures de nos sociétés contemporaines.
En plus de quarante ans de carrière, Thiéfaine a cheminé entre différents styles musicaux sans jamais renoncer à une forme d’exigence textuelle souvent soutenue par une ironique noirceur. Dans l’un de ses premiers tubes, « La Vierge au Dodge 51 », il adopte une voix volontairement criarde pour effectuer une déclaration d’amour pour le moins paradoxale : « Tu as la splendeur d’un enterrement de première classe / Et moi je suis timide comme un enfant mort-né ». Ses chansons ne cessent de prendre appui sur les fêlures de nos sociétés contemporaines. L’angoisse du nucléaire prend la forme d’une méditation hallucinée et macabre nommée : « Alligator 427 », nom de code de l’armée américaine pour désigner le largage des bombes atomiques sur le Japon. Les nouvelles formes de solitude propres à la modernité se déploient avec violence dans des textes d’une beauté désespérée. La chanson « Petit matin 4.10 heure d’été » revient sur la difficulté à accorder un sens à l’existence : « Dans le jardin d’Eden désert / Les étoiles n’ont plus de discours /Et j’hésite entre un revolver / Un speedball ou un whisky sour ». L’éternel débat entre la bouche du pistolet et les pieds de la croix.
Pourtant, Thiéfaine n’est pas un chanteur engagé, il ne se charge pas de nous faire la morale mais s’amuse davantage à faire éclater nos certitudes. Dans « 113ème cigarette sans dormir », il dépeint ainsi le portrait d’un homme dont le rire est la seule position éthique face à un monde qui tombe en déréliction. Le rythme entraînant de la mélodie devient d’un coup grinçant lorsque cette phrase est répétée compulsivement : « Je ris à m’en faire crever ».
« Piétinant dans la boue les dernières Fleurs du Mal »
Lorsqu’on évoque Thiéfaine, la référence à Baudelaire surgit presque par automatisme – peut-être aussi parce qu’il est écouté par de nombreux profs de lettres. Mais cette mention, aussi éculée soit-elle n’en reste pas moins pertinente. Dans un entretien accordé à Télérama en 2017, Thiéfaine déclare à propos de Baudelaire : « Il n’a pas beaucoup écrit mais il a détrôné tout le monde. Baudelaire a le mot juste, c’est un ébéniste de la poésie. » L’admiration de Thiéfaine pour Baudelaire imprègne en effet toute son œuvre musicale. Certaines chansons sont des hommages explicites au poète des Fleurs du Mal comme « Syndrome Albatros » tandis que d’autres s’inscrivent dans son sillage en reprenant le principe d’alchimie poétique au cœur du recueil : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Ainsi, à la façon de Baudelaire qui a tenté d’extraire le potentiel poétique du haschich dans Les paradis artificiels, Hubert-Félix Thiéfaine s’intéresse à la mescaline et à ses mirages, notamment dans sa chanson « Les dingues et les paumés ». Insérée en 1982 dans l’album Soleil cherche futur, elle propose une exploration poétique et hallucinatoire des psychotropes. À travers ces quelques couplets, nous suivons la trajectoire de marginaux qui errent entre le rêve et la folie et qui arrivent « à l’inconnu, par le dérèglement de tous les sens », pour reprendre l’expression rimbaldienne.
Les alexandrins sont approximatifs mais le chanteur les fait résonner avec puissance. Cette chanson évoque à l’aide d’images violentes la prise de mescaline et les visions extrêmes qu’elle provoque. L’ensemble se construit comme un instantané hallucinatoire d’extases, de poésies et de folies tandis que les marginaux expérimentent la macaque mescaline, pour reprendre l’expression de Michaux.
« Ils voient se dérouler la fin d’une inconnue.
Ils voient des rois fantômes sur des flippers en ruine
Crachant l’amour-folie de leurs nuits-métropoles
Ils croient voir venir Dieu ils relisent Hölderlin »
Encore une fois, Thiéfaine est loin de faire une quelconque apologie de la consommation de stupéfiants. Bien au contraire, il s’attache à mettre en lumière des individus en pleine errance, aussi bien psychique que physique. Ces dingues et ces paumés déambulent dans la ville en quête d’une impossible rédemption.
« Un bourdon résonne au clocher de ma nostalgie »
Ses textes sont travaillés par une esthétique de la ruine et par la douceur du rêve
Les chansons de Thiéfaine portent la trace d’une fervente nostalgie. Moins violent que le spleen baudelairien, il s’agit davantage de rendre hommage à ce qui n’est plus. Ses textes sont travaillés par une esthétique de la ruine et par la douceur du rêve. À cet égard, « La ruelle des morts » est une évocation de sa jeunesse, chargée de mythes et d’images colorées qui rappellent les énumérations perecquiennes dans Je me souviens. Pourtant, si seuls les plus anciens d’entre nous gardent en mémoire les « chars en Dinky », l’ensemble de la chanson acquiert une dimension véritablement intemporelle. Par ailleurs, elle est travaillée par des références poétiques plus ou moins dissimulées avec une réécriture assez audacieuse des fameux vers d’Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau » : « Vienne la nuit, sonne l’heure / Les jours s’en vont, je demeure ». Ainsi, Thiéfaine évoque également cette fuite du temps propre à l’automne, sa saison mentale : « Que ne demeurent les automnes / Quand sonne l’heure de nos folies ».
De même, Thiéfaine entretient une relation fantasmée et nostalgique avec les femmes qu’il a aimées ou qu’il aimera. Dans « Je t’en remets au vent », la chanson prend la forme d’une confession teintée de remords tandis que dans « Fièvre résurrectionnelle », le parolier évoque le pouvoir proprement révolutionnaire de l’acte d’aimer dans une chanson que certains trouveront un peu naïve ou éculée alors que d’autres se laisseront entraîner par son rythme endiablé. Quoi qu’il en soit, Thiéfaine semble toujours bercé par une forme de nostalgie du futur : « Je t’aime et je t’attends / À l’ombre de mes rêves ».
Thiéfaine a le charme des chanteurs intergénérationnels. À la lecture des commentaires YouTube, j’ai découvert que de nombreux jeunes avaient été initiés à ses chansons par leurs parents. La nostalgie des textes de Thiéfaine se prolonge aussi par la longévité de sa carrière. Ses derniers albums contribuent à sculpter le marbre de sa statue. On espère qu’il aura toujours le temps d’imaginer le pire, d’imaginer nos rêves au rythme du chaos.