« Les hommes ne savent pas aimer ». Ces quelques mots inscrits sur le bandeau du dernier roman de Yann Moix font office de message préventif : surtout pour les fleurs bleues, les romantiques, les anti-tinder, les accros à la fidélité, les moralisateurs, les pratiquants de l’amour comme partage, réciprocité, confiance. Yann Moix dévoile tout, sauf Une simple lettre d’amour.
La dite lettre (d’une cent cinquantaine de pages) débute par un envoi dont voici un extrait : « Une femme, quand elle aime, se fait accroire que son dernier amour en date est confondu avec son amour ultime ; elle appelle ‘homme de sa vie’ un être humain qu’elle tentera, à force de mille contorsions, de mille arrangements, de mille dénis, d’inscrire dans une figure idéale. Tandis qu’un homme, quand il aime, aime toujours déjà ailleurs ; il appelle ‘femme de sa vie’ la prochaine femme qu’il rencontrera – il vaque de brouillons en brouillons. La définitive, pour lui, est incessamment la suivante. » C’est sous cet angle généralisant que Yann Moix introduit son personnage (l’expéditeur de la lettre) ; un obsessionnel débauché qui ne peut s’empêcher d’envisager la femme comme une proie. L’acte sexuel devient alors un festin, l’instant post-coïtal, une mauvaise digestion suivie d’un dégoût irréversible pour la chair consommée.
L’amour vu par les hommes
Dans ce flux de conscience précipité où on peine parfois à reprendre sa respiration, un jeune homme de vingt-sept ans revient sur l’histoire qu’il vécut avec une femme dont on ne connaît pas le nom ; tantôt mentionnée comme « la plus belle » et tôt ou tard fatalement comparée au « lieu d’un assouvissement naturel ». C’est à elle que s’adresse la lettre. Ainsi, parcourant de manière rétrospective leur aventure, Yann Moix confronte les douces réjouissances d’une première rencontre – la lutte contre les autres prétendants et la danse nuptiale – aux déceptions amères du quotidien à deux : l’habitude qui triomphe, les sujets de conversation qui s’épuisent, le vide après une tentative de réconciliation par l’entremêlement des corps. Il évoque aussi son désespoir lorsque sa compagne le quitte, ce drame de ne plus être aimé. Et quand finalement cette dernière revient vers lui, six mois plus tard, ce n’est que pour mieux se quitter. Le chagrin se mue en haine, haine de l’autre, haine de soi ; « un monstre, que j’ai encore du mal à contenir aujourd’hui, cherchait à toute force à se vomir de moi, pour t’éclabousser. » Cette femme qu’il chérissait n’est déjà plus qu’une charogne. Il envisage sa beauté flétrie par le temps ; « tu ressembleras à un puéril début d’humus. » En outre, c’est sans doute dans ce moment d’acharnement, l’acmé du roman, que le narrateur semble le plus vrai mais aussi le plus lucide ; « on voudrait bien s’adorer jusqu’à la tombe mais des évènements viennent défaire les vœux, déraciner les promesses, abîmer l’espérance. »
Cette lettre paraît bien en réalité un prétexte, celui d’un retour sur soi. A mi-chemin entre le journal intime et la correspondance, c’est aussi l’occasion pour le narrateur de révéler sa vision de l’amour (qui est finalement confondue avec celle de la femme) et son attitude monstrueuse face à ses pulsions incontrôlables. C’est un être sans cesse dans la séduction, qui une fois sa cible acquise, adopte une attitude démissionnaire. Mais au-delà du caractère anecdotique que pourrait avoir cette idylle tuée dans l’œuf, le narrateur ne signe pas une lettre pour se justifier ou pour conclure brutalement une histoire inachevée. On sent qu’il souhaite nous faire comprendre que l’amour du point de vue masculin est avant tout guidé par le désir ; les hommes ne penseraient qu’avec leur verge.
Une écriture de l’instantanéité
La langue choisie est bavarde et brûlante. Elle semble se construire au fil de la plume, dans l’urgence d’une impossibilité de dire demain ce qui a été pensé maintenant
La langue choisie est bavarde et brûlante. Elle semble se construire au fil de la plume, dans l’urgence d’une impossibilité de dire demain ce qui a été pensé maintenant. A l’image de la démesure du personnage, elle semble toujours avoir un train d’avance sur le lecteur. Elle déroule l’histoire sous forme de flash-back, de souvenirs interrompus par une réflexion au présent, des constatations rendues possibles par la maturité. Elle manque peut-être parfois de non-dits. Mais le narrateur s’est fixé pour but de « dire la vérité, rien que la vérité », ne laissant ainsi aucune place à l’implicite. Son écriture est en même temps agressive, poignante et dans une perpétuelle recherche d’exactitude : elle multiplie les synonymes, les comparaisons, les propos sentencieux, parfois jusqu’à l’overdose. C’est une langue au bord de l’éclatement, qui emprunte son rythme à la brutalité du narrateur, je dirais presque à sa bestialité, dans un mouvement d’alliance de l’aversion à la verve. Cependant, cette langue s’épanouit davantage dans l’introspection que dans la narration. Et parmi l’abondance d’aphorismes, certains semblent plus réussis que d’autres. On notera par exemple la sagacité de « L’amour, c’est de l’infini qui se rétracte » qui n’est pas sans rappeler cette grinçante et pessimiste maxime célinienne : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches ». Cependant le narrateur rappelle avec humour : « je constate que tout ce que l’on jette, comme mots, après l’expression ‘l’amour c’est’ fonctionne très bien ; tout y excelle et son contraire. »
Pour autant, après tous ces siècles de littérature où l’amour n’a cessé et ne cesse de questionner, Yann Moix a le mérite de choisir un point de vue qui s’écarte des stéréotypes, volontairement polémique mais au fond, pas si contestable.
- Une simple lettre d’amour, Yann Moix, Grasset, 12,90 €, 144 pages, avril 2015
Jeanne Pois-Fournier