Dans cet essai riche en idées et en références, Vincent Gerber puise dans la littérature de science-fiction pour en faire jaillir la partie la plus inspirante et contestataire.
Les éditions du Passager Clandestin, connues avant tout pour des essais de critique sociale, ont, depuis leurs débuts, traduit des textes inédits de science-fiction dans leur collection Dyschroniques. On pense notamment à A voté d’Isaac Asimov, où un électeur unique est désigné par un super-ordinateur en vue des prochaines élections, à Continent Perdu de Norman Spinrad où un guide touristique montre un New York en ruines au XXIIe siècle à des dignitaires africains, ou à Retour à la vie de Michael Bishop, qui met en scène des déplacements forcés et aléatoires de populations entières d’un bout à l’autre de la planète. Et il n’est donc pas étonnant de les voir publier cet essai tout à fait bienvenu sur ce genre et sur ses potentialités, notamment politiques.
Vincent Gerber est “historien de formation et libertaire de coeur”, particulièrement connaisseur de la pensée de Murray Bookchin, qui a laissé son empreinte dans l’écologie politique, chez les Kurdes autonomes au Rojava, et même chez certains Gilets Jaunes séduits par le municipalisme libertaire. La thèse principale du livre est assez limpide, et ne surprendra que ceux qui ne connaissent finalement que superficiellement la SF : le genre porte en lui une charge politique, une puissance potentielle qui ne demande qu’à péter joyeusement. Cela vient de sa capacité à amener le lecteur à se projeter dans d’autres mondes, à vivre des expériences éloignées de la sienne, à déplacer son regard par des effets miroir ou grossissants, le changer et ainsi mieux questionner la société dans laquelle il vit, et pourquoi pas ainsi la transformer pour le mieux. Pour ce faire, après un regard balayant la science-fiction (globalement littéraire, mais la BD et le cinéma ne sont pas évacués de la réflexion), il tente de repenser la notion d’utopie, avant de s’arrêter plus précisément sur certaines oeuvres comme celles d’Ursula K. Le Guin ou de Iain Banks.
Into the Unknown
En y allant très superficiellement, en pensant à la SF, on voit surgir devant soi des mégalopoles démesurées, des vaisseaux spatiaux longs comme la carrière politique de Michel Barnier, des machines de bâtards, on entend des bruitages “piou piouuuu” et des explosions géantes aux confins de la galaxie (alors que dans l’espace le son ne peut pas se répandre, on le sait tous), on voit débouler des aliens aux apparences improbables. Mais alors la révolution, dans tout ça ? Le lecteur impatient veut du sang et des chemises arrachées.
D’emblée, l’introduction attire la sympathie, en rappelant à nos bons souvenirs la fameuse planche de Gotlib dans la Rubrique-à-Brac (1968-1972) “Incorrigibles rêveurs”, sur ces adultes chauves aigris, cyniques, bien rationnels et sans imagination rétorquant à chaque proposition en avance sur son époque à travers les siècles “Alors là, vous naviguez en pleine science-fiction !” faisant transpirer de honte ces rêveurs. Alors que pour concevoir puis mettre en place quelque chose, une ville, des façons de vivre ensemble, une façon de s’aimer, tout un chacun admettra qu’il a bien fallu que quelqu’un l’imagine.
Et pourtant, on arrive ensuite à un regard assez global sur les rapports conflictuels entre le genre et la politique, sur la façon dont les auteurs se positionnent ou non, sur comment le politique s’inspire de la science-fiction. Et on est tout aussi surpris de croiser le menton botoxé des frères Bogdanoff, et l’auteur se servir de leur essai L’effet science-fiction (Robert Laffont, 1979) pour structurer les trois principes par lesquels passe cette charge politique du genre. Ainsi, ils y distinguent dans leur analyse « l’apport à la compréhension du présent (action de miroir), un effet de mise en garde (action d’extrapolation) et une capacité à remettre en question l’immuable (action de proposition) ».
Car à moins de vivre seul sur un astéroïde à des millions d’années-lumière de la Terre, difficile de ne pas avoir eu vent d’oeuvres aussi fortes que 1984 de George Orwell, V pour Vendetta écrit par Alan Moore, dessiné par David Lloyd et très maladroitement adapté par les soeurs Wachowski pour le film réalisé par James McTeigue, et de ne pas avoir croisé à tort et à travers le mot “novlangue”, ou le masque de Guy Fawques dans une vidéo des Anonymous. Ces sociétés dystopiques mettent en garde le lecteur contre ce qui est déjà prégnant ici et maintenant, il faudrait seulement atteindre le niveau de bêtise et de déconnexion d’Elon Musk pour ne pas le voir. A l’inverse, dans l’action de proposition, l’exemple le plus évident est celui de Star Trek, où les races coexistent pacifiquement au sein de la Fédér...