“Le bruit du monde”, un nom qui claque et résonne. En quelques années, cette maison d’édition marseillaise s’est imposée par la force de son catalogue resserré, curieux et profondément humain. À sa tête, Marie-Pierre Gracedieu et Adrien Servières. Passée par la maison Gallimard, Marie-Pierre a troqué les salons parisiens pour l’effervescence méditerranéenne. Avec elle, on parle de Marseille, de littérature comme outil de décentrement et du pari d’éditer peu mais juste. Un entretien au long cours, entre engagement, intuition et désir de faire entendre autrement les voix et les bruits du monde.
Estelle Derouen : Avant de faire du bruit, quel a été votre chemin ? Accepteriez-vous de nous raconter brièvement votre parcours et ce qui vous a menée jusqu’à l’idée un peu folle de fonder une maison d’édition.
Marie-Pierre Gracedieu : Je suis devenue éditrice il y a une vingtaine d’années, en prenant le chemin de la foire de Francfort, où je suis allée chercher des voix du monde entier qu’il me semblait important de faire entendre aux lecteur.ices francophones. En 2006 en effet, Jean-Marc Roberts, qui dirigeait alors les éditions Stock, m’a confié le destin de la Cosmopolite, la plus ancienne collection de littérature étrangère en France. Il s’agissait de la relancer car la belle s’était un peu endormie. Cette mission m’importait d’autant plus qu’au sein de ce catalogue figuraient quelques auteur.ices qui ont bouleversé mon rapport à la lecture. J’y ai publié pendant 7 ans une douzaine de livres par an. J’ai pu ainsi prendre soin de l’œuvre de Virginia Woolf, rééditer ses journaux, publier de nouvelles traductions de certains de ses textes clés, comme La Chambre de Jacob, sur lequel la brillante traduction d’Agnès Desarthe a jeté une lumière nouvelle, et révéler le talent alors inconnu de Sasa Stanisic ou de Sofi Oksanen.
En 2012, j’ai rejoint les éditions Gallimard où je suis devenue l’éditrice de Jonathan Coe, Ian McEwan et Chimamanda Ngozi Adichie avant de publier les premiers romans d’Anna Hope, Taiye Selasi ou Nathan Hill. En 2016, Antoine Gallimard m’a confié la direction de la collection dans son ensemble, ce qui supposait de veiller sur la publication d’une quarantaine de traductions par an, et une équipe de huit personnes. J’ai pris beaucoup de plaisir à composer un programme qui proposait la publication des nouveaux livres d’auteurs installés comme Erri de Luca ou Jonathan Coe, tout en ménageant un espace pour de nouvelles voix comme Ocean Vuong ou Taiye Selasi.
En 2020, une rencontre avec le groupe Editis m’a permis de réaliser qu’après vingt années passionnantes au cœur de l’institution éditoriale et de son savoir-faire, je souhaitais mettre mon énergie au service d’un projet plus personnel, et retrouver un lien plus direct avec les auteurs. Éprouver le vertige de la page blanche… Et créer une maison d’édition au programme resserré, une dizaine de titres par an.
Leur confiance m’a donné envie de me lancer dans cette folle aventure, avec la complicité d’Adrien Servières, dont l’expérience de libraire à Paris et en province et sa pratique de la diffusion complétaient parfaitement mes compétences éditoriales.
E. D. : Vous avez choisi Marseille comme port d’attache, pourquoi ? Pourquoi cette ville-monde rugueuse, bordélique et sublime plutôt que Paris ou ailleurs ? Qu’est-ce qu’elle a de plus ou de moins ?
M-P. G. : Nous n’aurions jamais osé franchir le pas si je n’avais pas eu l’idée de bâtir cette maison à Marseille. Amoureux de cette ville-monde depuis une vingtaine d’années, nous constations depuis quelques années qu’elle occupait une place importante dans l’imaginaire et le cœur des auteurs étrangers et notamment ceux avec lesquels je travaillais. Jonathan Coe avait souhaité résider à Marseille et il en avait tiré plusieurs épisodes formidables de son grand roman sur le Brexit. Anna Hope rêvait d’y présenter ses livres à la moindre occasion. Le temps d’une discussion sur le vieux port, il m’a semblé évident qu’une ville aussi ancienne, pleine d’Histoire et de cultures du monde entier, ne pouvait qu’être inspirante pour notre projet. J’avais l’intuition que j’y découvrirais des histoires originales, complexes, en rencontrant des auteur.ices que je n’aurais pas rencontré.es à Paris. Et cela s’est confirmé dès l’annonce de la création de la maison : Christian Astolfi, installé à Marseille depuis dix ans, nous a confié son très beau roman, De notre monde emporté, inspiré par l’histoire des chantiers navals de la Seyne-sur-mer, tandis que nous rencontrions Aslak Nore, un auteur norvégien installé au Vallon-des-Auffes, et ses personnages, les Falck, cette riche famille d’armateurs installée entre Oslo et Bergen. Après avoir sillonné le monde en tant que soldat et reporter de guerre, Aslak avait décidé de raconter l’histoire de son pays sous la forme de thrillers originaux et irrésistibles. Son roman d’espionnage Piège à loup, sorti en mars dernier, est le troisième roman de cet auteur publié par la maison. il y a eu la rencontre avec Rémi Baille, jeune toulonnais qui venait de quitter Paris et France Culture pour retrouver la Méditerranée après être passé par le Liban. Et la publication de son merveilleux premier roman, Les enfants de la crique. Je pourrais énumérer à l’infini les ressources que cette ville et sa région nous ont offertes : une scène culturelle en ébullition, des libraires curieux et déterminés, des festivals littéraires audacieux comme Oh les beaux jours…
Nous sommes installés en plein cœur de la ville dans des locaux calmes et lumineux que nous partageons avec un collectif de journalistes très intéressants, le collectif Albert. Nous y organisons des rencontres variées, et notamment des soirées avec la re...