ENTRETIEN. Nicolas Marquis est professeur de sociologie à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et spécialiste du développement personnel. Il a réalisé une grande enquête sur les pratiques de lecture liées au développement personnel, Du bien-être au marché du malaise (2014). Nous avons voulu, avec lui, définir en profondeur la notion de développement personnel.
Dans votre essai Du bien être au marché du malaise, vous essayez d’établir des critères pour définir l’essai de développement personnel. Qu’est-ce que le développement personnel ?
L’approche que j’ai développée dans l’ouvrage, c’est de dire qu’il faut étudier ce phénomène quand il fonctionne, c’est à dire quand il est lu et reçu. Donc de ce point de vue-là, le développement personnel est impossible à définir uniquement à partir de son contenu. A partir du moment où vous avez des lecteurs, des consommateurs qui sont dans une attente de développement personnel, ils peuvent faire rentrer dans cette pratique de lecture des objets qui n’ont absolument pas été conçus comme tels. Par exemple, les objets de sociologie, la Bible, des philosophes grecs… Donc à mon sens, le développement personnel, n’existe pas sans l’attitude, sans la disposition, sans un contexte social qui rend légitime le fait de consommer un contenu culturel pour travailler sur soi-même.
Néanmoins, on peut tenter d’offrir quelques spécificités de la carte d’identité du contenu de développement personnel type.
Je pense que le développement personnel repose tout d’abord sur une fascination pour et une célébration de l’intériorité. C’est l’idée que nous sommes des êtres humains, différents, certes, mais également dotés d’une intériorité à l’intérieur de laquelle est logée un potentiel : un potentiel de sens, mais aussi un potentiel d’action, de maîtrise des choses. Sauf que ce potentiel est généralement caché, et c’est là que les experts du développement personnel ou les entrepreneurs de morale, justifient leur existence : ce potentiel, il faut le découvrir, il faut le travailler.
Et pourquoi faut-il le travailler ? Parce que dans cette anthropologie pratique, il y a quelque chose d’absolument fondamental : c’est l’’opposition entre l’individu et la société. Et c’est pour ça que le développement personnel, c’est, ce qui dans 1000 ans restera comme étant une des meilleures traces de ce que c’est que de vivre dans une société individualiste. Le développement personnel reprend à son compte ce qui est un trope des sociétés qui valorise très fortement l’individu et son autonomie, c’est-à-dire cette opposition entre l’individu et la société. L’individu d’un côté, doté d’un potentiel, et la société, les institutions, les formes de vie en collectif, qui tendent à être uniquement analysés sous l’angle de la limitation, de la contrainte, de l’absence de reconnaissance…
Et donc il y a dans le développement personnel, cette espèce de conte de fée des temps modernes, ce schéma de quête en quelque sorte, dans lequel l’individu doit se conquérir contre un environnement social essentiellement perçu comme normalisant.
Le développement personnel, c’est donc un discours qui se prétend anti-institutionnel. Si vous regardez dans n’importe quel domaine, dans la santé mentale, dans l’école ou dans la parentalité… Il y a toujours cette idée de critique de l’existant et de revendication d’une forme de nouveauté, ou alors de retour à des choses historiques qu’on aurait perdues. Avec cette idée qu’en l’état actuel, on se serait complètement planté, parce que la société, maintenant ne fonctionne pas bien, écrase des individus. Et donc il y a cette velléité de se présenter comme étant hors système alors que sociologiquement, et je ne le dis pas du tout de façon méprisante, c’est juste un fait du point de vue des normes et des valeurs, la prétention du développement personnel est complètement institutionnelle, est institutionnalisée. Parce que nous vivons aujourd’hui dans des institutions qui légitiment l’individualité et l’autonomie.
Vous définissez le développement personnel comme une littérature de travail. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette idée ? Quelle forme de travail propose le développement personnel à son lecteur?
D’abord, le développement personnel est une littérature de travail parce qu’il vise à créer une distance avec l’immédiateté. C’est sa prétention. Si on prend par exemple le cas de la résilience, la visée ce n’est pas seulement de produire un essai théorique sur la résilience, c’est de pouvoir transformer le regard d’une série de personnes, en leur faisant comprendre que ce qu’ils vivent actuellement, n’est pas complètement déterminé. C’est une littérature de travail, dans le sens où elle prétend extraire l’individu d’une situation relativement déterminée pour lui offrir un horizon.
Le second point est que je pense que cette terminologie du travail, on ne la comprend vraiment qu’en observant, qu’en écoutant, qu’en interrogeant les consommateurs, leur façon de se rapporter à ces livres.
Pour tenter de spécifier cette attitude, en reprenant les travaux de Louis Rosenblatt, j’avais tenté d’opposer une lecture esthétique à une lecture efférente. Les gens qui lisaient du développement personnel ne lisent pas fondamentalement pour le simple plaisir de lire. La littérature de développement personnel n’est pas une littérature esthétique mais efférente, c’est-à-dire qui doit donc porter hors d’elle-même, qui doit produire des effets sur une réalité.
L’attitude du lecteur de développement personnel est beaucoup plus proche de celle du lecteur d’une notice de montage que du lecteur de roman. Ce n’est pas une expérience qui est autotélique en quelque sorte, elle doit pouvoir produire des conséquences. Elle conduit à se dire : “mais est-ce que ça a changé quelque chose pour moi?”. Donc, c’est une lecture qui est marquée par des attentes et des enjeux différents de celles d’une lecture esthétique.
Vous parlez dans le livre de “L’expérience de la brèche” en avançant l’idée que cette pratique de lecture naît bien souvent d’un acte fondateur. Est-ce que vous pourriez revenir sur cette idée?
La lecture des ouvrages de développement personnel est souvent générée par une expérience de déprise dans laquelle des repères qui semblaient évidents ne le sont plus. La foi dans une certaine marge de manœuvre qu’on pensait avoir disparaît. Cette déprise est la cause de cette attitude d’attente, avec laquelle les gens arrivent face à l’ouvrage de développement personnel.
Ici l’enjeu n’est pas celui de la lecture en tant que tel, du plaisir qu’on va en tirer, ni même de l’éventuelle émotion qu’elle va générer, c’est l’enjeu de pouvoir ouvrir des horizons et éventuellement, sortir de la détermination de la situation actuelle. Essentiellement, ce que les gens cherchent, et notamment du fait de cette expérience de brèche, c’est d’entendre : “vous pouvez agir sur votre situation, vous n’êtes pas sans ressources. Ce que vous vivez, ce n’est pas du tout un symptôme de votre insuffisance, ce que vous vivez ça fait de vous quelqu’un de qualité, pour autant que vous acceptiez de ne pas vous complaire justement dans cette position de victime.” Évidemment, le malheur est là, ...