Charles Lenoir, Rêveries, 1893

Je ne vous cacherais pas mon intention de départ de chroniquer l’exposition phare du Grand Palais : « Hopper ». Cependant victime de son succès, aucune place n’était disponible pour la visite. Ce n’est finalement pas un si grand mal, puisqu’à quoi bon vous inciter à voir une chose dont la renommée est déjà faite ? Ainsi, « Bohème » au Grand Palais se présenta comme un bon sujet à critique.

De prime abord, on peut se demander ce que regroupe une exposition avec un terme aussi large que Bohème. Ce mot est polysémique. Au sens premier, il désigne la région d’Europe centrale et de l’est ainsi que les peuples tziganes de cet espace. De façon plus générale, il est utilisé pour désigner le mode de vie des milieux artistiques, littéraires ou de ceux qui se disent y appartenir.

L’exposition a pris le parti de ne pas faire de choix et de traiter les deux sujets. Ainsi dans un premier étage, on peut trouver un rassemblement plus ou moins justifié d’ oeuvres de toutes les époques représentant le peuple de la Bohème, ses caractéristiques, … . Les premières toiles réunies nous présentent les éléments permettant de les reconnaître dans les représentations picturales. Ceci n’apporte alors pas grand chose mis à part le fait de voir se succéder des toiles de plus ou moins bonne qualité et de mains plus ou moins reconnues représentant des bohémiens d’une manière qui est ,elle aussi, plus ou moins avantageuse selon la considération qu’on leur portait au fil du temps.

Georges Delatour, La diseuse de bonne aventure (1632 – 1635)

Ensuite, arrive la réappropriation et l’adaptation de ce style de vie bohémien par les « artistes maudits » du XIXème siècle. C’est alors que l’on peut reprocher le manque de lien et de mise en relation entre le mode de vie original et la réinterprétation qui en a été faite. Chose que l’on attend, par ailleurs, d’une exposition portant sur un thème aussi polysémique. Ainsi on se trouve dans une perspective descriptive et non analytique. Cette dernière manquant, à mon goût, dans le traitement d’un tel thème.

Si l’on veut continuer dans la critique de la présentation d’une telle exposition, on peut lui reprocher de négliger un de nos arts qui est cher à la culture de la bohème : la musique. En effet, la volonté des concepteurs de l’exposition était de la rendre omniprésente, cependant en la laissant en ambiance, c’est nous rendre l’exact inverse. Puisque s’il est nécessaire qu’elle soit présente, elle doit l’être de façon à ce qu’elle soit mise en avant. Tel quel, on ne lui prête aucune attention ou même, elle nous gêne dans le suivi de la visite.

Un autre problème concerne la scénographie, répondant peut être à une mode, qui est regrettable. On assiste à une présentation thématique excessive, qui veut rendre l’exposition ludique, interactive, pédagogique cependant cette mise en scène chargée ne met pas en valeur les tableaux, n’apporte rien à l’exposition si ce n’est un manque cruel de crédibilité. Ainsi même s’il faut rendre les choses attrayantes, le sobre a toujours été la meilleure alternative pour présenter des œuvres majeures : l’oeuvre se suffit à elle même.

Thomasso Minardi, Autoportrait, 1807

 La présentation mise à part, le sujet traité est insolite et l’intitulé « Bohème. Art de la liberté, liberté de l’art » reste un chiasme tout à fait adapté à l’esprit de l’exposition. La Bohème est souvent assimilée à la manière de vivre des artistes, il est alors certain que lui rendre hommage à travers la réunion d’oeuvre d’art était essentiel. Cependant pris dans son deuxième sens à savoir la population de la Bohème, on peut se demander s’il n’est pas un peu ironique de traiter de ce sujet d’une manière aussi légère alors que la gestion du peuple Roms en France est un problème politique depuis de nombreuses années. On se rend d’ailleurs compte au fil de l’exposition que ce problème est récurrent depuis des siècles et la perception que l’on a de ce peuple est, depuis le Moyen Age, même assez négative. Tour à tour, ce sont sous des aspects de diseur de bonne-aventure, de bouffons, de gens du spectacle voire même de voleurs qu’on les représente dans toutes ces toiles. Cependant, c’est aussi à toutes époques que les sociétés d’Europe de l’ouest ont repris les éléments caractéristiques de ce peuple.

Henri-Fantin Latour, Un coin de table, 1872

On assiste alors à un paradoxe étonnant. En effet, cette culture tzigane consiste en un mode de vie nomade, sans attache hormis celle de son camp, et d’une certaine pauvreté. Aussi, les romantiques du XIXe siècle ont eu une fascination pour cette manière de vivre et ont adouci le phénomène en lui faisant perdre toutes sa force dans sa copie. Cette dernière tendait plus vers une inspiration qu’une reproduction à l’identique du mode de vie. En effet, ils se revendiquent comme vivant au jour le jour dans la pauvreté et dans l’insouciance en rejetant la domination bourgeoise, la rationalité et surtout sa place dans la révolution industrielle tout en recherchant un idéal artistique. C’est d’ailleurs principalement le milieu artistique qui s’empare de ce mode de vie et le définit. Ainsi Balzac nous donne bien toute son intensité dans « Un Prince de la bohème » : « La Bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. ». Cependant ce n’est qu’un phénomène de mode dans l’ensemble du milieu artistique et on est bien loin du même niveau de vie, d’ailleurs les deux milieux ne se sont jamais mélangés, jamais un artiste n’alla faire une immersion dans un camp de tziganes. C’est donc une relation à distance qu’entretient ces deux milieux, et même une relation à voie unique dans laquelle des artistes créant un mouvement se sont emparés du style de vie d’un peuple qui n’est pas pour autant apprécié.

 Ce paradoxe est récurrent. Aujourd’hui alors que le sort des populations Roms est régulièrement sujet à des unes de journaux, pendant que les « bobos » ou autres « hipsters » tentent de mener une vie de Bohème comme un phénomène mode. En outre, cette exposition aurait pu être un prétexte pour rendre hommage au Roms, chose que l’on ne ressent à aucun moment de la visite.

Cassandre Morelle