Odile redon
Odilon Redon

Dans leurs deux derniers oeuvres, sortes d’anthologies littĂ©raires subjectives, parus ce janvier, Simon Liberati (113 Ă©tudes romantiques) et Charles Dantzig (Sur les chefs d’Ɠuvres), nous parlent tous deux de l’écrivain Huysmans, plaçant son mythique A rebours au sommet de leur panthĂ©on littĂ©raire personnel. L’occasion Ă©tait trop belle pour ne pas revenir sur cette oeuvre lĂ©gendaire. Et Zone Critique l’a saisi.  A rebours, l’agonie d’un phĂ©nix. 

A rebours, 1884
A rebours, 1884

À rebours est un roman de Joris-Karl Huysmans paru en 1884 alors que son auteur Ă©tait, intime d’Emile Zola, encore dĂ©fenseur du naturalisme. La particularitĂ© de ce roman est qu’il ne s’y passe presque rien : la narration se focalise principalement sur le personnage principal, des Esseintes, un antihĂ©ros esthĂšte et excentrique. Il est par la suite considĂ©rĂ© comme le manifeste du dĂ©cadentisme.

Comment rĂ©sister Ă  ce mystĂ©rieux livre Ă  reliure jaune laissĂ© par le personnage de Lord Henry Ă  Dorian Grey, dans le chef d’oeuvre d’Oscar Wilde du mĂȘme nom ? Cette opus unique en son genre pourrait-ĂȘtre considĂ©rĂ© comme l’étendard du nĂ©vrotique raffinĂ©: le Codex de l’esprit qui se rĂ©jouit, au dessus de son temps, d’un juste orgueil solidement fondĂ© dans l’incomprĂ©hension voire l’opprobre jetĂ© par la grossiĂšretĂ© du monde sur ses dĂ©lices compliquĂ©s et pervers. On ose fĂ©brilement s’en rĂ©clamer, il est lu et relu. Un tel chef d’Ɠuvre souffre Ă  peine, en toute lĂ©gitimitĂ©, l’énonciation de quelque dĂ©faut minime qu’il contient effectivement Ă  l Ă©tat de dĂ©tails, mais ne ternissant cependant en rien ce travail de joailler. L’auteur le reconnait humblement (tout en nous les rĂ©vĂ©lant le plus souvent) dans la fabuleuse prĂ©face qu’il Ă©crira vingt ans aprĂšs.

L’histoire, d’une simplicitĂ© contrastant vivement avec le naturalisme fertile des lĂ©gendaires SoirĂ©es de MĂ©dan, oĂč se regroupaient chez Zola, Huysmans, Maupassant, CĂ©ard, Hennique et Alexis, se rĂ©sume en une tentative ratĂ©e de s’exiler du monde afin de se consacrer aux plaisirs de l’esprit, loin des turpitudes d’un XIXĂšme siĂšcle moribond, en un Ă©chec dĂ©sespĂ©rant du dandysme.

Des Esseintes, ultime rejeton d’une noblesse Ă©puisĂ©e, aprĂšs avoir profitĂ© un temps des plaisirs d’une vaste fortune, ayant finalement assĂ©chĂ© la veine des amitiĂ©s charnelles, des mondanitĂ©s insipides et de l’exubĂ©rance juvĂ©nile dĂ©cide, fĂ©brile, de se retirer de Paris en un pavillon qu’il amĂ©nage en havre salutaire oĂč il pourra se consacrer en paix Ă  la lecture et aux raffinements des sens. Et c’est en effet un refuge dĂ©lectable amĂ©nagĂ© avec gĂ©nie, dĂ©crit, justifiĂ©, exceptionnel dĂ©tail aprĂšs dĂ©tail, composĂ© d’essences rares et exotiques, de teintes choisies suivant d’habiles calculs, d’étoffes prĂ©cieuses, de vitraux, de curiositĂ©s agencĂ©s avec la prĂ©cision d’un goĂ»t sĂ»r et d’une richesse remarquable. Tout y est visible, palpable, si vrai que l’on peut le sentir. Sa nervositĂ© est endiguĂ©e par l’isolement total permit par un couple de vieux domestiques habituĂ©s Ă  un rythme rĂ©glĂ© de gardes malades. Ainsi seul, des Esseintes va pouvoir profiter d’une retraite quasi-monastique. Mais bientĂŽt, malgrĂ© la perfection de son environnement, sa nĂ©vrose resurgit gĂątant un Ă  un ses sens et ses plaisirs, le faisant dĂ©lirer sans raison apparente. AprĂšs des espoirs de rĂ©tablissements, fruits de mĂ©dications spirituelles et ingĂ©nieusement dĂ©licates soldĂ©es de pires rechutes, il est contraint d’appeler un mĂ©decin qui va finalement l’obliger Ă  rentrer Ă  Paris lui arrachant ces derniers mots:

“Comme un raz de marĂ©e, les vagues de la mĂ©diocritĂ© humaine montent jusqu’au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j’ouvre, malgrĂ© moi, les digues”

“Dans deux jours, je serai Ă  Paris ; allons, [
], tout est bien fini ; comme un raz de marĂ©e, les vagues de la mĂ©diocritĂ© humaine montent jusqu’au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j’ouvre, malgrĂ© moi, les digues. Ah ! le courage me fait dĂ©faut et le cƓur me lĂšve ! — Seigneur, prenez pitiĂ© du chrĂ©tien qui doute, de l’incrĂ©dule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir !”

Gustave Moreau, Les prétendants
Gustave Moreau, Les prĂ©tendants, 1852 – 1860

Cette Ɠuvre, que l’on ne peut rĂ©ellement qualifier de roman, est singuliĂšre sous bien des rapports. Ses origines stylistiques, Ă©clairĂ©es dans plusieurs de ses chapitres oĂč des Esseintes dĂ©crit et fait l’inventaire de sa bibliothĂšque, mais aussi dans la prĂ©face, sont complexes. Contrairement Ă  des courants manifestes tels que le classicisme ou le naturalisme, l’esthĂ©tique fin-de-siĂšcle de la dĂ©cadence n’est pas structurĂ©e par des rĂšgles Ă©noncĂ©es. C’est un phĂ©nomĂšne spontanĂ© dĂ», entre autre, Ă  la dĂ©sillusion consĂ©quente aux troubles politiques ayant violemment secouĂ©s le XIXeme, Ă  l’épuisement du romantisme et parallĂšlement Ă  l’achĂšvement apparent du rĂ©alisme dans le naturalisme, au foisonnement artistique du Parnasse dont certains membres sont adulĂ©s par les jeunes auteurs tels Baudelaire ou MallarmĂ© – initiateur du symbolisme, et eux mĂȘme admirateurs de l’onirisme d’Edgar Allan Poe. Ce mĂ©lange encore instable va voir naĂźtre des Ɠuvres transitoires et syncrĂ©tiques oĂč la nuance seule rĂšgnera liant de soigneuses contradictions.

Contrairement Ă  des courants manifestes tels que le classicisme ou le naturalisme, l’esthĂ©tique fin-de-siĂšcle de la dĂ©cadence n’est pas structurĂ©e par des rĂšgles Ă©noncĂ©es

À rebours, en effet, s’affranchit des rĂšgles du roman naturaliste ce qui vaudra Ă  Huysmans les remontrances amicales de Zola, cependant il est rigoureusement documentĂ© et critique, suivant le procĂ©dĂ© de son maĂźtre. On retrouve chez des Esseintes des caractĂ©ristiques romantiques sans pour autant que ses Ă©panchements lyriques soient bĂąillonnĂ©s par un pessimisme et une douloureuse rĂ©signation influencĂ©e par Schopenhauer. Les auteurs parnassiens se pressent dans sa bibliothĂšque, tels que Villier de lisle Adam et Verlaine, mais Leconte de lisle en revanche ne le satisfait plus. En effet, l’esthĂ©tique huysmannienne se dĂ©tache dĂ©finitivement de  la rĂšgle antique (bien qu’il en apprĂ©cia particuliĂšrement certains auteurs tels Lucain et surtout Petrone pour son Satiricon), pour se rapprocher bien plus de la sensation, du symbole, et du rĂȘve, d’oĂč l’amour portĂ© par des esseintes, pour la triade composĂ©e de Poe, Baudelaire et MallarmĂ©.

Des Esseintes, au mĂȘme titre que “le roi des poĂštes” se pose en effet du cotĂ© du vice affirmĂ©, mais admire cependant Ă©galement les auteurs religieux, les plain-chants, l’art ecclĂ©sial. Toutes ces influences difficilement conciliables se retrouvent chez Barbey d’Aurevilly tant apprĂ©ciĂ© du personnage que de son auteur mĂȘme. Il en rĂ©sulte finalement un roman immobile ou les transports sont seuls ceux d’un psychĂ©dĂ©lisme retenu et sophistiquĂ©, rappelant les productions singuliĂšres d’ Odilon Redon.

Odilon Redon, flowers cloud, 1903

Si le symbolisme de cette Ɠuvre n’est pas canonique, il n’en n’est pas moins rĂ©el mais sous une forme primitive oĂč chaque objet Ă©noncĂ© est traduit au lecteur en une sensation prĂ©cise crĂ©ant une atmosphĂšre richement inconsciente. Ce procĂ©dĂ©, appliquĂ© avec la mĂȘme finesse de nuance Ă  tous les sens, nous prodigue tantĂŽt en essence concentrĂ©e de goĂ»t, d’odeurs, de sons, tantĂŽt en bouquets symphoniques, ce distillat d’imagination subtile et cultivĂ© que semble exhaler l’esthĂšte ermite. Si l’orgueil de des Esseintes trouve un alter ego en votre propre esprit, alors il insinuera en vous un univers dont vous serez la caisse de rĂ©sonance, le dĂ©tenteur de l ‘harmonie, calme et intime, prĂ©cĂ©dant les gouffres du doute, les cimes du dĂ©sespoir, la fascination craintive du nĂ©ant infini.

C’est prĂ©cisĂ©ment en ce point que rĂ©side la rĂ©elle transcendance de ce chef d’Ɠuvre. Car outre le style unique dont Zola disait qu’A rebours Ă©tait le prĂ©curseur et l’achĂšvement, rĂ©sident en ce texte les bourgeons du remĂšde Ă  ce mal amer et doux de cette fin de siĂšcle. En ce tiĂšde bourbier du dĂ©sespoir se cachent d’imperceptibles pĂ©pites, l’auteur en parle mieux que quiconque en sa prĂ©face, et c’est bien pour cela qu’il faut qu’elle soit lue aprĂšs et non avant. il est tellement plus beau de les sentir, de les apercevoir par surprise. Cette vision en nĂ©gatif est ponctuĂ©e d’indices rĂ©vĂ©lant l’existence de couleurs encore plus belles. Par respect pour ce trĂ©sor, je vous invite Ă  faire cet exercice. Plongez vous dans cette histoire, goĂ»tez-la en amateur, imprĂ©gnez-vous de sa saveur amĂšre, mĂ©ditez la quelques temps. Puis, Ă  la faveur d’un moment paisible, lisez-en la prĂ©face. Vous ne serez pas déçus.

Louis Clermont