J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie“. La phrase inaugurale d’Aden Arabie constitue le maigre héritage de Nizan. La postérité n’a voulu retenir de lui que l’image fougueuse et fugitive de l’adolescent révolté. Pourtant, pour dépasser le mythe, il convient d’interroger ses convictions politiques à travers son esthétique du refus.  Peut-on encore lire Paul Nizan ?

Il n’y a qu’une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes.

C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien.

Aden Arabie, Paul Nizan.


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Il y a bien longtemps qu’on ne lit plus guère Paul Nizan – ou si peu, depuis son bref retour en grâce des années 1960 –, qu’il n’est sans doute pas inutile de dépoussiérer les quelques volumes que l’écrivain nous a laissés, et dont les années n’ont pu altérer la vigueur et l’ardeur roboratives. C’est que les postérités sont faites du sel étrange des affinités idéologiques et des conventions, qu’il n’est pas toujours bon d’interroger, et contre lesquelles le sablier seul peut rivaliser en laissant retomber la houle des passions. Il y eut néanmoins plusieurs raisons à cette éviction de l’écrivain : son adhésion au Parti communiste de 1927 à 1939, et surtout, la rupture avec celui-ci au seuil du conflit international qui lui valut de passer pour un traître, puis sa mort survenue sur le front lors de la Seconde Guerre Mondiale, en 1940, à l’âge de trente-cinq ans, qui laissa malheureusement à l’après-guerre le soin de sa postérité, puisque le PC, dont notamment Maurice Thorez et Louis Aragon, se chargea de livrer ses œuvres en pâture aux asticots, en vertu d’un souverain déni stalinien.

Il fallut alors attendre la préface de Jean-Paul Sartre à Aden Arabie, en mars 1960, pour que la conspiration du silence soit levée et que Nizan rencontre à nouveau un lectorat. Mais si l’on doit à Sartre d’avoir sauvé du pilon l’auteur d’Antoine Bloyé, on lui doit aussi cet enserrement de l’œuvre de son ami, en dépit de son sublime témoignage, dans le carcan de la littérature de l’engagement, quand Nizan sut atteindre à un rang plus haut que celui de simple partisan. Il n’est toutefois jamais trop tard pour retrouver une œuvre, l’éclairer sous un nouveau jour, et lui rendre modestement la place qui lui revient dans le vaste champ de la création littéraire.

Paul, Pierre-Yves, Henri Nizan

Ce fut un jour de février 1905, qui dut être semblable à tant d’autres, sous un de ces ciels grisâtres d’hiver, dans la vieille cité médiévale de Tours, que naquit Paul Nizan. Il était le second enfant de Pierre et Clémentine Nizan, un couple de petits-bourgeois, qui vivaient au gré de l’ascension sociale du mari –  employé de la Compagnie des Chemins de fer –, qui n’en finissait plus d’accumuler les succès au travail et de grimper les échelons, de mutation en mutation. Paul remplaçait ainsi l’absence laissée par la petite Yvonne, morte deux ans plus tôt, ranimait enfin le silence et adoucissait les peines de ces êtres endoloris et ennuyés qu’il décrivit plus tard, et donnait à Pierre, l’occasion des rêves que bâtissent tous les pères à la naissance d’un fils, sur le lit d’une complicité à venir. Quant à Clémentine, il lui laissait tout loisir de louer ce bon Dieu qui lui avait repris sa fille et qui lui donnait à présent un fils, pour la consoler de cette morte dont le souvenir la visitait chaque jour dans l’oisiveté de sa vie de femme au foyer. Ainsi, fils unique, d’ascendance paysanne du côté paternel, et petite-bourgeoise, de sa mère, Paul connut l’enfance heureuse des enfants providentiels et longuement attendus, en lesquels les parents renouent avec leurs espoirs déçus à travers les traits de leur progéniture. Il fut donc cet élève brillant qu’espéraient l’homme et la femme d’âge mûr, cet enfant prodige que l’on comblait de toutes les attentions, et avec qui le père passait des après-midi entiers, à arpenter la campagne, les dimanches, pour lui enseigner la nature, le goût de la terre et des créations techniques des hommes – passions effrénées dont les livres de l’écrivain portent d’ailleurs la marque. Il eut alors le parcours sans ambages des élèves brillants, couvé par une mère pieuse qui encourageait sa passion de la lecture, tandis que son père l’avait initié aux secrètes vertus de l’observation et de l’écoute du monde, que la connaissance des paysages bretons, le temps des vacances venues en été, avait parachevées.

Nizan eut le parcours sans ambages des élèves brillants

La tête solidement faite, le jeune Paul n’avait donc plus qu’à faire son entrée, à l’âge de seize ans, au prestigieux lycée Henri IV, à Paris, en 1916, année qui concordait cependant avec le déclin moral de son père qui, des suites d’une faute professionnelle, fut dégradé et relégué dans « un trou », loin de ses responsabilités d’antan. Or, cet épisode en apparence insignifiant marqua profondément le jeune Nizan qui vit son père entrer dans une période d’errances et de naufrages qu’il reproduisit quelques années plus tard à l’ENS, au lendemain de la classe préparatoire passée avec son camarade Jean-Paul Sartre au lycée Louis-le-Grand. Ces années furent néanmoins celles de l’effervescence intellectuelle, des conversions philosophiques et politiques, des revirements, mais aussi des premières productions littéraires dans le courant des années 1923-1925. Sartre à cette époque nous le décrit comme un jeune élégant piqué d’anglomanie, réputé pour son dandysme et ses mots tranchants lors des conversations. C’était aussi le temps des amitiés de la rue d’ULM, aux côtés de Raymond Aron, Alfred Péron, Georges Friedmann, André Herbaud, avec lesquels il s’engouffrait au bistrot pour de longues saouleries sur fond de discussions animées, jusqu’à la fermeture des cafés, après quoi il déambulait, seul ou accompagné, dans le Paris nocturne. Mais Nizan n’avait pourtant qu’à demi le goût de ces beuveries et de ces conversations abstraites, auxquelles il s’adonnait malgré lui, rongeant son frein, insatisfait de ses lectures philosophiques, en dépit de son admiration pour Spinoza. Il guettait l’action, les grandes luttes politiques dans lesquelles il plaçait tous ses espoirs, faisant à l’époque un bref passage par Le Faisceau de Georges Valois en 1925, premier parti fasciste français de tendance syndicaliste-révolutionnaire, mais hésitant longuement devant la porte du PC ; puis, dégoûté et las, il s’enfuit pour Aden d’octobre 1926 à avril 1927, où il fut précepteur quelques mois, entretenant durant cette période une riche correspondance avec Henriette Alphen, qu’il avait rencontrée en 1924 au bal de l’ENS, et qu’il épousa à son retour (elle lui donna deux enfants, Anne-Marie en 1928, et Patrick en 1931), peu de temps après son adhésion au parti communiste.

Reçu  à l’agrégation de philosophie en 1929 – année de sa rencontre avec Simone de Beauvoir –, il rejoignit ensuite le service militaire au retour duquel il commença, en parallèle à son activité de professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse, son abondante activité d’intellectuel engagé, militant aux côtés des ouvriers et collaborant à de multiples revues, notamment Europe, La Revue marxiste, ou encore Bifur, tout en côtoyant Les Éditions du Carrefour. Il publia entre autres à cette époque, chez Rieder, son pamphlet et récit de voyage à la coloration et à la virulence quasi-anarchistes : Aden Arabie, en 1931. Il commençait alors sa longue entreprise de démystification, livrant au public en 1932 un second assassinat en règle des illusions, aujourd’hui vieilli mais jubilatoire : Les Chiens de Garde, véritable mise au tombeau de l’université française, qu’il épingla avec une cruauté et une méticulosité toutes diaboliques, révélant ainsi l’ineptie de grands pontes de la Sorbonne, tel Léon Brunschvicg.

Les Chiens de Garde révéla l’ineptie de grands pontes de la Sorbonne, tel Léon Brunschvig

Puis, il mit fin à son activité de professeur de philosophie en 1932, se consacrant entièrement au PC dont il devint un permanent, et se fit un collaborateur actif de la revue de l’A.E.R (Association des Écrivains Révolutionnaires), de Commune, rencontrant Gide et Malraux, avant de se piquer de sympathies prosoviétiques dont ses critiques littéraires pâtirent, portant l’empreinte d’un profond sectarisme politique. Il n’en oubliait pas pour autant ses projets littéraires, puisque Grasset publiait son premier roman Antoine Bloyé en 1933, quand au printemps 1935 parut Le Cheval de Troie chez Gallimard ; puis des textes sur Karl Marx dans un ouvrage collectif consacré au philosophe allemand, après son retour d’un long séjour avec sa femme en U.R.S.S, où il avait rencontré les cadres du parti et où il fut l’employé du Kominterm, alors chargé d’accueillir l’intelligentsia française à Moscou et de l’édition française de l’Union Internationale des Écrivains Révolutionnaires : La Littérature internationale, se liant d’amitié avec Mikhaïl Kolsov. Il rentra néanmoins peu convaincu par le stalinisme et quelque peu désillusionné sur le soviétisme dans lequel il avait tant espéré, confiant à Sartre que les soviets n’avaient pas su guérir l’homme de la Mort, se lançant toutefois dans le journalisme politique au sein des colonnes de L’Humanité, où il tenait depuis 1932 une rubrique de critique littéraire. La fracture était pourtant intérieurement consommée, mais la rupture attendit encore. Il s’aveugla donc, se remit au travail, donnant au journal Ce soir des articles, en faisant un bref retour à la philosophie en 1936 avec Les matérialistes de l’antiquité, perçant au fond le mensonge par la littérature en donnant son chef d’œuvre, La Conspiration en 1938, qui lui valut le Prix Interallié ; laissant enfin, à l’aube de la guerre, en 1939, Les Chroniques de septembre, sur la crise de Munich, tandis qu’il rompait avec le PC à la suite du pacte germano-soviétique, le 21 septembre 1939. Et la guerre tant repoussée arriva ; Nizan s’engagea dans ce qui fut son dernier combat, s’éteignant au front lors de l’offensive contre les nazis basés à Dunkerque, alors qu’il travaillait à son dernier manuscrit perdu, La soirée à Somosierra.

Contre le mythe

Nizan, du jour de la déchéance morale et physique de son père, n’eut alors plus qu’une seule idée en tête : saisir et comprendre les rouages du mirage moderne, dont la IIIème République avait abreuvé cet homme désormais vaincu, et dont lui-même était nourri depuis son enfance par les institutions. Car c’est là sans aucun doute le pivot de sa révolte et la naissance de son œuvre, tout entière engendrée de cette image d’un père broyé par sa fidélité à ses supérieurs, son honnêteté et son déracinement de classe, qui lui fit entreprendre sa lutte contre un système qu’il ne cessa jamais plus de mettre en procès. On se tromperait néanmoins, à ne voir dans cette rupture qu’une posture ou encore le fruit d’un état passager dont est coutumière la jeunesse petite-bourgeoise au temps des études ; tout au plus pourrait-on l’attribuer à ce qui tenait d’un « sentiment de culpabilité de classe ».

On se tromperait néanmoins, à ne voir dans cette rupture qu’une posture ou encore le fruit d’un état passager dont est coutumière la jeunesse petite-bourgeoise au temps des études ; tout au plus pourrait-on l’attribuer à ce qui tenait d’un « sentiment de culpabilité de classe »

Mais une fois encore, cette division avait des causes plus profondes et approchait de ce mal d’infini dont les poètes et Pascal ont tant parlé. Comme si Nizan, dans ses convictions politiques et son matérialisme antique, aspirait à une communion religieuse et mystique que son impiété empêchait, et que seul le communisme lui fournit. Il n’accusait donc pas le péché du premier homme, mais le monde, martelant tout au travers de son œuvre, que la modernité nous avait arraché cette plénitude que tout homme désire, et dont l’appareil économique avortait toute possibilité, une fois venu l’âge de l’entrée dans la carrière de la vie.

Il eut en somme la banale révélation de notre insurmontable exil, mais en poussa l’idée jusqu’à ses ultimes conséquences sociales, morales et psychologiques, en démontant un à un les mythes de notre société moderne qui, loin de s’ingénier à l’outrepasser, s’acharne à l’asseoir et à l’enter dans le cœur, par d’infinies cautèles et boniments prétendant au bonheur collectif sur fond de marchandisation des hommes et des choses :

Homo economicus marche sur les derniers hommes. Il est contre les derniers vivants et veut les convertir à sa mort. La grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers : ils sont alors conquis à la morale et à la dureté et à la mort d’Homo economicus.

Ainsi s’exprimait-il dans les dernières pages d’Aden Arabie, après avoir diagnostiqué l’incomplétude de l’homme et proféré son aspiration à l’unité, par une subtile critique des mythes de la bourgeoisie : l’ascension sociale, le pouvoir libérateur de l’argent, la libre circulation des hommes et des marchandises, la pensée libérale, le déracinement, le divertissement et le matérialisme modernes, etc., dénonçant les roueries engendrées par l’inversion des valeurs instaurées au lendemain de la Révolution Française, débusquant les ruses, les mot-valise, et faisant tomber les masques des idoles de la IIIème République : Liberté, Égalité, Fraternité, qui étaient autant de songe-creux et de balivernes entonnés à toutes les sauces et jetés aux hommes comme de vulgaires os à ronger, en souvenir des jeux de la Rome Antique… Le cinéma remplaçait d’ailleurs à cette époque le cirque ; l’alcool, fidèle au poste, servait d’antidote aux serfs modernes et constituait ainsi une armée de pituiteux ; les stupéfiants faisaient leur apparition ; et le chômeur servait déjà d’argument pour endiguer les révoltes et les protestations. Le capital jouait, comme toujours, savamment avec la corde raide, maintenant ses acteurs sur la cime de la frustration en prodiguant des joies contrefaites au compte-goutte, pour fidéliser et convaincre que finalement : « les chaînes ont du bon ». Et Nizan anticipait ainsi, par les déclarations de ses personnages, dans Le Cheval de Troie, ce que Debord écrivit en 1989 dans Panégyrique : « La décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude ; et c’est seulement en tant qu’elle est un moyen qu’il lui est permis de se faire appeler progrès. »

Nizan l’historien-romancier

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Mais ce fut sans aucun doute dans ses romans que Nizan atteignit au plus près la maîtrise de son art d’écrivain, puisque sans délaisser la hargne du polémiste, ni la lucidité du critique, il précisa les nuances de ses analyses, donnant un corps, une chair, à ses idées, devenant par la même plus profond, plus fin, plus juste et plus humain que dans ses écrits polémiques, avec un art consommé du style, alliant l’éclat à l’humilité, la finesse du trait à la précision, la simplicité à la profondeur.

Il élabora de cette manière ses trois romans, dont surtout : Antoine Bloyé et La Conspiration, qui, étranger au parti communiste pour le premier et préoccupé de thèmes plus larges que la seule politique pour le second (aux accents d’ailleurs tout dostoïevskiens), déploient d’impressionnants portraits psychologiques touchant à la vérité d’une vie d’homme. Et Nizan n’était pas en reste de talent pour camper ses personnages dans le décor qui était le leur à chaque âge, dépeignant avec d’indéniables qualités de peintre réaliste, ses acteurs dans le Paris d’époque, la province et les villes étrangères. On y retrouve aussi des évocations de la nature, des villes et des objets du quotidien, dans ce qui tient parfois du lyrisme, mais alors un lyrisme sans fard, épuré des métaphores symbolistes et des songeries romantiques, nommant une pierre une pierre, en décrivant sa rugosité, son aspérité et son grain, incarnant d’autant mieux la réalité, de ce qu’elle semble sous sa plume avoir un poids, une couleur, une odeur, comme cette magnifique évocation de Naxos dans LaConspiration :

Un grand paysage vertical s’étendait de l’autre côté de la fenêtre ouverte dont les rideaux en mousseline empesés palpitaient faiblement ; des jardins descendaient jusqu’au fond d’une vallée qui avait cette couleur profonde de velours vert que Bernard avait vue sur la route de Potamia et qui est la couleur des orangers, des citronniers et des grenadiers ; au-delà d’une rivière que les buissons et les arbres cachaient, le terrain s’élevait entre les oliviers ; puis des maisons à terrasses s’étageaient ; bien qu’elles fussent assez loin dans un scintillement aveuglant, on distinguait tous les détails du village comme si un orage s’était préparé : des femmes en noir causaient sur le pas de leur porte, des paysans rouges et bleus poussaient des ânes devant eux ; au-dessus du village, les oliviers en quinconce montaient vers les hauteurs comme des bouffées immobiles de fumée et d’argent ; plus haut, il n’y avait plus que des pans verticaux ou des plans inclinés de marbre et de broussaille, et le ciel où des oiseaux de proie planaient. Il faisait déjà très chaud sur les hauteurs, et les crêtes vibraient comme des flammes blanches et bleues.

Enfin, l’écrivain entendit se faire l’historien d’une époque, et notamment de cette troisième République dont il nous retraça dans chacun de ses romans les étapes : la violence de celle-ci aux heures des réformes de l’éducation pour les fils des paysans et l’arrachement à la paysannerie qui en découla, l’accélération de l’industrie, la Première Guerre Mondiale, puis l’entre-deux-guerres parisien pour la classe bourgeoise et les intellectuels. Or, Nizan excella dans ce registre, construisant chacun de ses récits autour de destins singuliers rencontrant la grande Histoire, tout en se faisant le fin psychologue de ces âmes qui finissent bien souvent torturées par l’idée de la mort qui œuvre comme une véritable pierre de touche.

Il se développe dans les lignes d’Antoine Bloyé une sagesse antique, parente du carpe diem d’Horace, décidément étrangère à l’hédonisme marchand d’aujourd’hui.

Ainsi, Antoine Bloyé, au-delà d’un simple roman sur la trahison de classe, devient-il, au travers de cette carrière fulgurante d’un employé de la Compagnie des chemins de fer, une longue méditation sur le néant d’une vie passée dans l’ignorance de la mort. Antoine ayant sacrifié sa vie, son énergie, en dépit de courts instants de bonheur, au travail aliénant, se résignant à de vains renoncements, pour être finalement désœuvré au seuil d’en finir, et regretter d’avoir vécu par procuration, à coup de « plus tard », « j’ai le temps », quand il eût fallu oser embrasser une réalité pleine, entière, située à rebours de l’économie, dans le dédain des richesses et des vanités. Si bien qu’il se développe dans ces lignes une sagesse antique, parente du carpe diem d’Horace, décidément étrangère à l’hédonisme marchand d’aujourd’hui.

Tandis que dans La Conspiration, Nizan décuple les horizons et les points de vue, s’ingéniant à restituer, en lecteur attentif des Faux-Monnayeurs de Gide, la complexité d’une société de classes et les aspirations révolutionnaires de jeunes étudiants se lançant dans un projet de journal : La guerre civile, censée déboucher sur la mise à mal du corps social. Tout cela est narré d’une main de maître par le biais d’extraits de carnets intercalés, de lettres, de portraits croisés et respire un étrange parfum de vie et de frénésie. C’est là sans aucun doute le roman le plus puissant de l’auteur, tant par sa dimension symphonique, que par ses variations de tons, ses éclairages et ses passages en clair-obscur, tandis que le tout est ponctué par de pertinentes et sages remarques de moraliste, à l’ironie tantôt cruelle et tantôt pleine d’empathie.

L’enracinement contre la fuite et l’abandon

Il y a néanmoins, pour Nizan, dans l’idée de la mort, autre chose qu’un vertige, qu’une dérobade et qu’une faillite, lorsque celle-ci est prise dans son rôle d’accoucheuse, comme nous le rappellent ces versets de l’Évangile : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il demeure seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Ainsi entendue, la mort devient alors cette puissante idée au contact de laquelle tout naît et tout renaît : la conscience, comme la révolte et l’urgence de la vie réelle qui seule pourra rassasier l’homme.

De cette façon, l’éthique du refus que sembla fonder Nizan, loin d’être le produit d’une morale encore juvénile, ou superficiellement contestataire, n’était que le fondement d’une aspiration plus haute à un gaudere antique, vers lequel cheminer à travers l’amour, le combat et l’enracinement dans un jardin épicurien où il serait enfin digne de vivre.

Ne s’écriait-il pas d’ailleurs dans Aden Arabie : « Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aime même un seul champ, je m’en contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu’il y passe des voisins. Je ne veux pas connaître l’absence d’espoir des vagabonds : cela aussi j’ai su ce que c’était sur les côtes de la mer Rouge, de l’Océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. »