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Les libraires conseillent au quotidien les indécis comme les passionnés, et finissent par avoir une foule de souvenirs à raconter. En ce début d’année, Zone Critique revient sur ceux qui font vivre la littérature, à travers l’ouvrage La littérature est une rencontre, publié par les éditions Arléa en 2016 et écrit par les libraires eux-mêmes. 

Octobre 2016
Octobre 2016

A quoi pensent les libraires ? Voilà une question intrigante qui nous vient rarement à l’esprit. Si les libraires se présentent volontiers comme des passeurs qui suscitent l’envie de lire les autres, ce livre original et surprenant invite pour une fois à écouter les échos de leurs propres voix, à traverser les dédales – souvent méconnus – de leurs mémoires personnelles. A la suite de Perec, cet exercice salutaire est décliné en une série de « Je me souviens » organisée en « autant d’évocations du monde du livre par l’anecdote, le détail, le fugace ». C’est qu’il y a indéniablement un sens de l’éphémère dans ces fragments brefs et hétéroclites : lire les libraires comme on écoute un concert de voix superposées, échappées des lieux mêmes où les livres sont reçus, exposés, commentés et partagés.

La littérature est une rencontre est avant tout un livre de commencements et de naissances. Première révélation : dans l’exercice du souvenir, les libraires sont les maîtres incontestés des premières fois : « première auréole de café sur une facture de librairie », « mon premier Modiano », « premiers codes-barres », « mon premier bandeau coup de cœur », « premier jour de ma première librairie », « premier livre qui m’a fait pleurer ». Chaque première fois est une promesse revisitée, un plaisir ressuscité à partir de l’origine. Ce « bonheur de pouvoir travailler au milieu des livres » est un bonheur à la fois mémoriel et renouvelable : le souvenir façonne la vocation, la première fois donne sens à l’expérience. En somme, il y a autant de premières fois qu’il y a de librairies.

(…) lire les libraires comme on écoute un concert de voix superposées, échappées des lieux mêmes où les livres sont reçus, exposés, commentés et partagés

Dans les mémoires des libraires, il y a les rêves fous (« me souvenir du nom de tous nos lecteurs fidèles ») et la seule vérité qui compte : « Je me souviens du jour où j’ai découvert que, les livres, c’était sans fin ». Entre le souvenir impossible et la bibliothèque infinie, le besoin de chaque libraire de dire l’imprévu du métier, de raconter l’exceptionnel, de fixer l’insaisissable. Le « beau regard si bleu » de l’historien Georges Duby, les paroles de l’éditeur Jérôme Lindon, la voix enregistrée du poète Paul Celan ou encore « les énormes mains » de l’écrivain Erri de Luca. Au plaisir de la lecture et de la transmission, le libraire superpose la manie du rangement, le recours à ces inévitables fiches Bristol, symboles d’un « penser / classer » qui n’est pas étranger à Perec.

Au fil des pages, c’est bien l’odeur des livres qui revient sans cesse, « vanille, amande et mélancolie » comme la définit de manière si poétique une libraire parisienne. Les odeurs circulent dans les recoins des souvenirs, s’échappent des armoires des grands-parents ou des étagères des bibliothèques d’enfance. Par-delà ces odeurs obsessives, les libraires ont conscience du temps qui passe, des clients qui s’arrêtent, chuchotent, réclament, reviennent. Toute la mémoire du libraire semble tenir dans le souvenir de « cette demi seconde où la main est aimantée par le livre que l’esprit cherche sur l’étagère ». Les gestes du quotidien disent la passion d’un métier qui épouse les sillons de la mémoire. Libraire : métier de l’émerveillement, de l’épiphanie, de l’expérience sensorielle répétée à l’infini avec chaque client et chaque lecteur.

Libraire : métier de l’émerveillement, de l’épiphanie, de l’expérience sensorielle répétée à l’infini avec chaque client et chaque lecteur

Lire les souvenirs des libraires revient aussi à partager leurs plaisirs de lecture : une scène chez Garcia Marquez, une phrase de Gracq, une réflexion de Baudelaire, un détail chez Orwell ou encore un incipit de Lévi-Strauss. Ces fragments sont autant de fenêtres ouvertes sur le vaste royaume de la littérature. Le rapport aux livres est une variation sans fin : souvenirs de lectures interdites ou en cachette, imposées ou interrompues pour être reprises après plusieurs années. Avec les libraires, la lecture retrouve sa dynamique première et son ancrage géographique. Si « la littérature est une rencontre », la lecture est une activité spatiale, un rituel gravé dans ces lieux de passage, ces terres plus ou moins étrangères qui réinventent sans cesse le plaisir du texte et le goût de la transmission.

A suivre la voie des souvenirs, on s’aperçoit que le quotidien des libraires est fait de rencontres drôles, improbables, inattendues. Le désir de ressembler à tel ou tel autre personnage de roman. La volonté de voir ce « lien si fugace et si solide » noué et renoué avec les lecteurs anonymes. Ici ou là surgissent ces demandes farfelues qui racontent la façon dont les livres se transforment au contact du monde, à l’image de ce client qui demande « les Illuminations de ‘Rambo’ » ou de ce « beau lycéen qui voulait ‘Flaubert’ de Mme Bovary ». Il y a certainement un imaginaire propre au métier du libraire : à force de célébrer l’art de la rencontre et de la variation, on en vient à susciter les combinaisons les plus improbables, les associations les plus surprenantes.

Avec les libraires, la lecture retrouve sa dynamique première et son ancrage géographique

« Je me souviens que je ne rends jamais les livres qu’on me prête et qu’on ne me rend pas non plus les livres que je prête » : comment ne pas se reconnaître dans un tel souvenir ? Le libraire est ce professionnel passionné qui promène le miroir de la littérature le long des chemins sinueux de la mémoire collective. Pour autant, le métier garde précieusement sa part de secrets : les « je ne me souviens pas » répondent aux « je me souviens », le silence se devine entre les lignes, se prolonge par-delà les fragments. De l’aveu même d’un contributeur : « Je me souviens de ne pas raconter tous les souvenirs d’un libraire ! ». La littérature est cette rencontre qu’on peut à la fois taire et révéler, suggérer et laisser deviner. Ce qui importe vraiment, c’est d’élever la lecture au rang de l’indispensable, d’en souligner la nécessité vitale : « Je me souviens de toutes mes lectures mais j’oublie souvent d’acheter le pain ».

Dans cette quête ouverte du souvenir, Perec n’est jamais loin. Il est le garant de la démarche, l’ombre omniprésente qui nourrit le flux des mémoires juxtaposées. Dans le post-scriptum de son Je me souviens, Perec expliquait que son objectif était de tenter, à chaque fois, de « retrouver un souvenir presque oublié, inessentiel, banal, commun, sinon à tous, du moins à beaucoup ». Ici, comme dans La littérature est une rencontre, l’individuel rejoint le collectif, chaque libraire entamant un dialogue indirect avec ses confrères. Entre l’auteur et le libraire, le lecteur occupe sa position favorite d’observateur comblé, suivant les souvenirs de l’un et de l’autre, naviguant avec délectation dans le bonheur de ces rencontres éphémères qui font l’histoire et la nostalgie de la littérature. La voix de Perec ne dit rien d’autre : « Je me souviens des libraires d’occasion qu’il y avait sous les arcades de l’Odéon ».

Khalid Lyamlahy

  • La littérature est une rencontre, écrit par les libraires, Arléa, 2016, 120 p., 13 euros