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Lambert Schelchter dont nous avions déjà évoqué Le fracas des nuages ainsi que ses Inévitables bifurcations, travaille sans cesse avec la page comme nouvelle unité de mesure. Une tonalité érotique se dégage de son dernier recueil, Les parasols de Jaurès, que l’écrivain et éditeur Guillaume Basquin nous invite à explorer. 

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« On » (la critique française) a déjà compris et dit (et même bien dit) que Lambert Schlechter travaillait avec la page, une seule et unique page à chaque fois : soit elle est bonne et acceptée telle quelle, avec le minimum de ratures et de repentirs ; soit elle est jugée mauvaise par l’auteur, et alors déchirée. Elle peut aussi, à l’occasion, être envoyée au destinataire du billet, comme cela fut fait à Claro, dans un manuscrit en cours, pour le remercier de sa chronique très élogieuse dans Le Monde des livres de Une mite sous la semelle du Titien (éd. Tinbad, 2018). D’ailleurs, pour les sceptiques, ce dernier volume publié de sa série en cours, « Le Murmure du monde », devrait dissiper tous les doutes : cette très chic édition de Guy Binsfeld a choisi, en plus de nous offrir ce livre cousu en cahiers de 16 pages et agrémenté même d’un ruban de fil façon Pléiade comme marque-page intégré au volume, de reproduire systématiquement, en face du texte typographié, la page de manuscrit correspondante (fig. 1) :

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L’écriture est régulière, petite, serrée, très peu biffée ; pour un peu, on croirait voir un manuscrit de Saint-Simon ! Mais il y a plus : on voit littéralement alors que Schlechter travaille carrément une surface, toujours la même, après s’être tracé une marge très personnelle avec un trait de règle.

Cette surface régulière, sculptée avec des mots, deviendra assurément un volume ; il suffit d’écouter le poète luxembourgeois en lecture publique…Ce qui n’a (presque) pas été dit, en revanche, c’est le tropisme érotique, voire pornographique, de plus en plus appuyé du poète au fur et à mesure qu’il vieillit — comme le dernier Titien. Pourtant, le titre même de son avant-dernier opus publié, Une mite sous la semelle du Titien (op. cit.) aurait dû les mettre en alerte. La jeunesse s’éloigne, irrémédiablement ; mais le dieu Pan, en lui, grandit, jaillit. C’est une crue qu’on ne peut plus contenir : « Avec mon pouce et mon index je prends le bord de son corsage pour le faire béer un peu, et je plonge mon regard dedans pour voir le début de son sein […], et la vie s’en va et s’en va. »

Ouvrons presque au hasard ces « Parasols » : sur la bien-nommée place de Jaurès, sise à Montpellier, où il rendit plusieurs visite à l’une de ses filles pendant une saison (de septembre 2008 à avril 2009), il n’est plus question que de « chasse » érotique optique (le grand historien de l’Art allemand Aby Warburg parlait, lui, de poursuite érotique). Ainsi, le 8 septembre : « À voir, sous le grand parasol à l’ombre des platanes de la place, à voir de si près la jeune femme qui parle parle, échancrure qui bouge au gré de ses attitudes enjouées pendant qu’elle parle, à voir dans le présentoir du corsage la lancinante douce rondeur du haut de ses seins, c’est nudité un peu donnée et beaucoup promise. » Cut ! Le 13 septembre, le désir se fait plus pressant : « C’est là que je veux aller, c’st le meilleur endroit où aller, il y a un grand désir en moi d’aller dans toi, dans ton corps, me réfugier de tout mon être dans ton vagin, […] que nous soyons […] peau à peau, ventre à ventre, par ma bite qui s’érige à te sentir. » Schlechter est sec et va droit au but, comme le poète japonais Bashô en son temps (17e siècle) : « Couple de cerfs — / poil sur poil en accord / poil dur ». D’ailleurs, si on le lit avec attention, on s’aperçoit vite que ses pages sont remplies voire saturées de ses lectures préférées : les poètes chinois (Su Tung Po, Po Chu Yi), les poètes japonais (Ryôkan), et enfin les poètes persans (Omar Khayyâm). Cette dernière référence nous amène à citer l’un de ses quatrains : « La nuit dernière j’étais étendu près de mon aimée, toute gracieuse pour moi. / De moi ne venait qu’adoration et d’elle toute bonté. / Mais avant que notre amour fût dit, la nuit avait passé. / Comment blâmer la nuit, tant était long le dire de notre amour ? » Comment blâmer la longueur du Murmure de Lambert Schlechter (8 volumes publiés, bientôt un 9e), tant est délicat et sublime le dire de son amour du fait d’exister hic et nunc ?…

  • Les Parasols de Jaurès — Le Murmure du monde / 8, de Lambert SCHLECHTER, éd. Guy Binsfeld, 170 p., 28 €