Atiq Rahimi
Atiq Rahimi

 Atiq Rahimi est certainement l’un des auteurs afghans les plus connus dans le monde. En 2008 il obtient le prix Goncourt pour son roman Syngué sabour, son premier roman directement écrit en français, qu’il adaptera au cinéma quelques années plus tard. Quelles relations l’écrivain entretient-il avec l’image cinématographique ? Pourquoi avoir choisi d’adapter ses propres romans au cinéma ? Comment rester fidèle à l’oeuvre en l’adaptant ? Et qu’apporte au roman l’adaptation cinématographique ? C’est à toutes ces questions qu’Atiq Rahimi à eu la gentillesse de nous répondre. 

Août
août 2008

En 2012, quelque part à Paris ou ailleurs, Atiq Rahimi finit Syngué Sabour – Pierre de Patience son deuxième long métrage de fiction. Onze ans après Terre et Cendres sorti en 2003, il adapte une nouvelle fois l’un de ses romans au cinéma, portant à l’écran une relecture, une réécriture de son roman éponyme Syngué Sabour – Pierre de Patience, récompensé du prix Goncourt 2008. Le film comme le livre relate l’histoire d’une femme afghane s’occupant de son mari blessé d’une balle dans la nuque et plongé dans une profonde torpeur. Dans cette chambre « (…) petite. Rectangulaire. (…) étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses deux rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. », la femme parle, s’adresse à cet être qui ne répond pas, en fait sa Pierre de Patience, lui livre ses secrets, ses pensées les plus intimes, alors que Kaboul autour d’eux hurle et se déchire. Durant 103 minutes le scénario de Jean-Claude Carrière et d’Atiq Rahimi, la voix et la présence de Golshifteh Farahani (la femme), et la figure de Hamidreza Javdan (l’homme), captivent le spectateur qui tend l’oreille et écarquille les yeux pour ne pas perdre une miette de ce monologue de l’intime qui nous berce, nous fait rire ou pleurer, nous envoûte.

Syngué Sabour – Pierre de patience, ainsi que Terre et Cendre sont des films qui sont adaptés de vos propres romans. Pourquoi avez-vous décidé de les adapter ?

D’abord parce qu’on me l’a demandé (rire). C’est aussi simple que ça. Mais bien sûr les deux fois je n’ai pas accepté immédiatement. J’ai demandé un délai de réflexion. Ma première question, à moi-même, c’était : pourquoi adapter ? Dire quoi ? Je ne voulais pas me répéter de manière bête et illustrer ce que j’ai, ce que j’avais écrit. Donc il me fallait d’abord trouver cette autre dimension que seul le cinéma pouvait révéler. Chaque réalité, chaque événement, chaque histoire peut être raconté de différentes manières selon les médias, selon les supports. Je crois que lorsqu’on peint un verre de vin c’est autre chose que lorsqu’on le photographie même si l’on garde le même dispositif, le même angle, le même point de vue… Il y a autre chose. Lorsqu’on décrit dans un roman,  c’est autre chose que lorsqu’on filme. Je crois que chaque art révèle une dimension très particulière d’un objet, d’un événement, et c’est cela que je cherchais. Dans Terre et Cendre, pour moi, seul le cinéma pouvait révéler le temps profondément intérieur, temps de l’attente, l’attente au moment du deuil. C’est cela qui me guidait, qui guidait aussi mon scénariste Kambuzia Partovi, le scénariste de Jafar Panahi et de Kiarostami, et qui est un homme magnifique. Pareil pour Syngué Sabour Pierre de Patience, je me demandais ce que je pouvais faire, « qu’est ce que je peux filmer ? Une femme enfermée avec un homme dans une pièce, elle ne fait que parler… ». Qu’est ce que je pouvais filmer ? La première chose était qu’il fallait filmer la parole, pas l’enregistrer mais la filmer[1]. Je crois que le chuchotement n’existe qu’au cinéma. Avec toutes ses nuances… Au théâtre on ne peut pas chuchoter. Il fallait aussi bouger la caméra au rythme des mots, pas avec les actions (rire). C’était mon défi.

Donc à chaque fois c’était ça, de donner, de découvrir, une dimension cachée que je n’avais pas pu voir dans le roman, que je n’avais pas pu découvrir. De plus, à chaque fois en écrivant un roman on tombe tellement amoureux de ses personnages qu’on aimerait bien leur donner une seconde chance. Il y avait de ça. En ce qui concerne Pierre de Patience, il y avait aussi un certain engagement par rapport à ma culture, par rapport à ma langue. Pourquoi ? Parce que le livre a été écrit en français, et n’avait jamais été traduit en persan. Après le film, il y a eu trois traductions, les trois médiocres. J’étais donc assez frustré que ce livre ne soit pas lu en Afghanistan. Sachant qu’en Afghanistan il y a 95% d’analphabètes. J’ai donc fait le film en persan. En Afghanistan, personne n’a lu le livre, à part peut être une dizaine, vingtaine de personnes, mais des milliers ont pu voir le film.

Mais ça c’est quelque chose qui est venu après ? Cette réflexion ?

Oui bien sûr. Lorsqu’on a commencé à réfléchir avec Jean-Claude Carrière sur la langue du film.

Vous avez donc co-écrit ?

Oui, tout d’abord parce que pour moi l’écriture d’un scénario est un exercice complètement différent que l’écriture de roman. Ensuite, comme j’avais écrit le livre, j’avais du mal à m’en détacher, à prendre des distances par rapport à l’histoire, par rapport à mes personnages, et à trouver justement, grâce à cette distance, un langage cinématographique. Donc il me fallait, il me faut toujours, une autre personne, un scénariste, pour me donner cette distance. Je leur donne le livre, etc. et ils travaillent pour arriver à une première version, une deuxième, et ensuite on reprend ensemble pour arriver au scénario fini.

En fait, une fois qu’il y a une base de narration cinématographique.

Oui voilà.

Avez vous l’impression qu’il y a une certaine fidélité vis-à-vis du roman ? Soit que vous recherchiez, soit que justement vous cherchiez à fuir?

Je ne la cherchais pas trop, au contraire. Quand j’ai parlé avec Jean-Claude Carrière, sa première question a été : « qu’est ce que tu veux de moi Atiq ? Tu sais écrire un scénario, etc. » J’ai répondu : « J’aimerais bien que tu me trahisses» (éclat de rire) C’est vrai, je crois que toutes les adaptations qui tentent de rester fidèles à l’œuvre originale, au roman, sont toujours, on l’a vu dans l’histoire du cinéma, des films ratés. Non, il faut prendre des distances, il faut trahir, pour devenir fidèle à la personnalité de l’auteur ou au fond d’une œuvre. Puis aussi donner une autre dimension à une œuvre, de ne pas répéter la même chose. Quelqu’un a dit quelque chose, mais pourquoi alors la répéter ? Non il faut que je découvre une autre dimension de l’œuvre. Si aujourd’hui on me demande d’adapter une œuvre, un livre de quelqu’un d’autre, alors c’est ce que je ferai.

Donc trahir l’œuvre pour mieux l’exprimer ?

Pour mieux l’exprimer oui, et trouver des dimensions cachées, parce que chaque œuvre en a, notamment dans le roman où la part de notre inconscient est  très  forte. On ne peut pas écrire avec notre conscience, jamais. Alors il y a forcément des coins et des passages du livre que l’auteur ne sait pas du tout expliquer. L’adaptation permet justement de percer certains de ces mystères. Par exemple, le film m’a permis de découvrir une chose : que cette femme malgré tout était amoureuse de son mari.

Oui on le sent dans le film.

Oui, mais dans le livre non. Dans le livre je n’avais pas… il y a une sorte de rage, mais en même temps une sorte de douceur que je ne savais pas. Quand on a commencé à travailler avec Golshifteh, elle m’a demandé « bon Atiq, quelle attitude j’ai vis-à-vis de cet homme ? Haine, amour, tchi (« quoi » en persan)? ». J’ai répondu « tu regrettes de ne pas avoir pu aimer cet homme ».

Du coup on sent de l’amour quand même.

Oui, c’est un regret, c’est ça. Et c’est vrai que j’ai redécouvert mon personnage grâce au scénario, grâce au film, grâce à Golshifteh.

Mais du coup pour le personnage de la femme dans le film et dans le roman, est-ce qu’il s’agit de deux femmes différentes ?

Non, dans le film il y a la face cachée de mon personnage.

Cela reste le même personnage ?

Oui, oui ça reste le même personnage. Parce que chaque être est tellement complexe… Il y a une scène dans le film qui explique vraiment cela, c’est quelque chose que je ne pouvais pas faire dans le livre, ç’aurait été trop explicatif. A un moment donné, la femme dit à l’homme, à son mari dans le coma, en regardant vers l’extérieur et en le caressant « pourvu qu’une balle perdue t’achève… ». Une phrase horrible (rire) ! Cette contradiction qui existe entre la phrase, la manière dont elle la dit, la tendresse et son regard… Seul le cinéma peut faire, peut révéler ça. Cette contradiction sans tomber dans l’explication. Alors que dans le livre j’aurais été obligé de dire « pendant qu’elle caresse d’une manière tendre… (rire) » Dans le roman j’étais obligé de ne rien décrire, parce que la moindre chose aurait été une explication. Voilà un exemple typique de comment par exemple en un plan tu montres toutes les contradictions d’un être humain. Et ça c’est le cinéma.

Une dernière question concernant le scénario, d’ailleurs cela concerne plus le roman… Lorsque vous écrivez, quand vous avez écrit Syngué Sabour, des images, des compositions vous venaient-elles, et que l’on retrouve dans le film ?

Certaines choses oui. Par exemple l’homme, comment il doit être allongé. Parce que quand j’écris, je me réfère beaucoup à la peinture et à la musique. Ce sont deux choses très importantes pour moi. Par exemple, pour Pierre de Patience, la musique c’était Le Double de Schubert, un lied qui a été très important pour moi, c’est cela qui donne le tempo de mes phrases. Quand tu écoutes cette musique et ensuite tu lis, tu vas lire de la même manière, par ce que j’écrivais toujours avec ce rythme-là. Il y avait deux choses : cela et puis le Christ Mort de Mantegna. Ces deux-là figuraient dans ma chambre pendant l’écriture. Le tableau et la musique. Donc oui, ces images là étaient omniprésentes. Pour Terre et Cendres, c’étaient les photos de Roland et Sabrina Michaud, surtout pour ces natures monochromes qui existent en Afghanistan. Un être vient rompre cette monochromie de la nature. Et cet être, c‘est un afghan avec ses vêtements très colorés, comme en Iran, comme en Inde… Mais en Inde déjà la nature est très colorée, en Afghanistan rien ! Aride ! Aride ! Tu es dans un désert, et d’un seul coup tu vois une petite tache bleue, rouge, qui apparaît et qui traverse le champ.

Il y a comme vous dites, une sorte de monochrome du paysage, du décor, et de l’autre côté les gens, les personnages secondaires, et surtout Golshifteh avec sa burqa, ses vêtements bleus, etc. brisent complètement le monochrome. Etait-ce un choix, avant, pendant l’écriture, ou bien une proposition de la costumière Malek Jahan Khazai ?

Non, non cela existe déjà dans le roman. Dans le roman j’insiste beaucoup sur les couleurs, les vêtements, sur le voile… La chef costumière justement a bien saisi cela

Février 2013
Février 2013

et on a fait un travail magnifique au niveau des costumes. Elle a eu l’idée extraordinaire d’acheter des tissus blancs et avec des motifs, et de demander là bas à un spécialiste de venir teinter les vêtements. La teinturerie était sur le lieu de tournage. On faisait le décor, et puis on prenait des tissus, que l’on mettait dans le décor pour voir comment ils se détachaient, comment cela se fondait dans le décor, etc. On a fait un travail fou. A un moment donné, Golshifteh, comme ça, est allongée par terre. Ses vêtements et le décor, l’oreiller et la moquette se répondent d’une manière très subtile. Au début les vêtements de Golshifteh correspondent beaucoup au décor et petit à petit, elle s’en détache… Par la couleur.

Le décor est comme un monochrome taché d’êtres colorés, il y a juste un passage en fait où celui-ci prend vie aussi, c’est chez la tante…

Oh oui, là… Dès qu’elle entre… Toutes les couleurs chaudes sont là : rouge, jaune, violet, que j’ai utilisées là. Alors que chez elle les couleurs sont froides (bleu pâle, etc.), à part la moquette que j’avais choisie et qui est très particulière, une sorte de mauve. Chez la tante, je voulais donc rendre plus charnel. On est dans un bordel aussi… Un bordel exactement.

Le tournage ne se fait pas entièrement en Afghanistan, il n’y a que quelques scènes qui sont tournées à Kaboul, même si l’action se situe là bas. Personnellement je ne connais pas, tout comme je pense le spectateur français, est-ce qu’on s’y croit ? Ou est-ce un Afghanistan rêvé ?  

Non, ce qui était extraordinaire c’est que les gens étaient bluffés, même les afghans. Parce qu’il y a dans le nord de Kaboul, un quartier construit par les tchèques. C’était un quartier industriel et militaire. Lorsque j’ai visité à Casablanca le site de la cimenterie Lafarge, je me suis dis « c’est ça ». Des bâtiments en béton, des maisons, des immeubles de trois quatre étages maximum, pas plus. Quand tu vois les photos, c’est à tomber par terre, ce n’est pas possible. Tout le monde, même en Afghanistan me dit « mais comment avez-vous tourné ça ici ? » Non, là j’avoue que j’ai vraiment eu une chance inouïe. Grâce aussi au décorateur, Erwin, qui est très bien, c’est un chirurgien. Vraiment il va devenir l’un des grands chefs décorateurs. De plus nous tournions au Maroc, il y a donc quelque chose, bien que le Maroc soit à l’autre bout du monde, de l’Afghanistan, quelque chose qu’on ne sait pas… C’est peut-être l’architecture islamique.

Oui mais comme c’est de l’architecture plus ou moins moderne quand même…

Oui mais un moderne pourri. Comme dans les pays socialistes. Avec l’arrivée des soviétiques, Kaboul, à part trois quatre quartiers, n’avait que des bâtiments en béton. Puis évidemment pendant la guerre civile ils ont tous été détruits.

Il y a deux personnages principaux, la femme et l’homme, comment avez-vous choisi vos comédiens ? Sachant que dans le livre ce sont des personnages très forts, auxquels vous étiez très attaché, dont vous étiez tombé amoureux… Est-ce que ce n’est pas dur de choisir à ce moment-là ? A la fois pour Golshifteh Farahani qui incarne vraiment le personnage de l’histoire, et pour l’homme interprété par Hamidreza Javdan… C’est une figure, il fallait trouver la bonne personne.

Ah oui ! Mais c’était marrant parce que Hamid je l’avais vu il y a bien longtemps dans plusieurs pièces. Il a une tête extraordinaire, très particulière, et après quelques essais j’ai dit « c’est lui ». Je n’ai pas du tout hésité, alors que j’ai un peu hésité vis-à-vis de Golshifteh. D’abord, parce qu’elle est belle, et que c’est très difficile de faire un film avec une très belle actrice. Pour plusieurs raisons : tout d’abord, est-ce que cette beauté ne vole pas ton personnage ? Si la beauté l’emporte sur ton personnage, t’es foutu. Et puis, il fallait travailler, beaucoup de temps… Ensuite j’ai vu que non, qu’elle est intelligente, bosseuse, très impliquée et très douée. Je crois, je dirais même que maintenant quand je la vois, c’est son intelligence qui l’emporte sur sa beauté. Son art qui l’emporte sur sa beauté.

Le film se passe en Afghanistan, avec des personnages afghans, et elle (Golshifteh) est iranienne. N’y a-t-il pas eu un problème d’accent ?

L’accent elle s’en est très bien sortie mine de rien. Les iraniens sont obligés de lire les sous-titres (rire). Ils ne comprennent pas. Elle a travaillé presque un an sur son accent. 

Et on y croit ? Ça marche ?

Il y a des moments où l’on perçoit son accent, notamment dans les scènes où elle est emportée par ses émotions très fortes, très intérieures. Il y a des petits glissements. Mais ceci dit, aujourd’hui, quand tu regardes la télé afghane, et les jeunes afghans parler persan, ils parlent le persan d’Iran. Parce qu’il y avait deux millions d’afghans qui étaient partis en Iran et la plupart sont des gens qui ont fait leurs études là-bas. Ce sont eux qui font la télé et le cinéma. A coté d’eux Golshifteh est très afghane, vraiment. Deuxième chose, je ne pouvais trouver une actrice aussi intelligente, aussi douée que Golshifteh. Donc voilà, pourquoi pas. Aujourd’hui Golshifteh joue le rôle d’une espagnole… Et alors ? Elle est capable de ça. Elle a joué aussi une fille Kurde.

Je suis assez curieux de savoir ce que vous avez donné comme directives à Hamidreza, pour le rôle du mari. La direction d’acteur ça passe par quoi pour ce rôle ?

D’apprendre par cœur tous les dialogues, monologues de Golshifteh… Il n’en revenait pas (rire). Il n’en revenait pas, le pauvre. Il me demande « bon Atiq qu’est-ce que je fais ? » « Tu as dix jours pour apprendre par cœur toutes les répliques de Golshifteh » « Mais à quoi bon ? » j’ai dit «Ecoute, tu verras ». Parce que, quand Golshifteh parlait, justement, il était concentré sur sa parole, il anticipait. Et ça lui donne cet air  très particulier…

Oui comme le mari qui écoute profondément, au plus profond…

Voilà, en se concentrant sur les répliques de Golshifteh, il ne pensait plus à lui-même, à sa position peu confortable… Oui, c’était une astuce qu’on avait trouvé et qui marchait très bien. Parce que sinon, si tu penses à autre chose, si tu n’es pas concentré, tu clignes des yeux, tes yeux clignotent tout le temps. Alors que concentrés, il y a des gens qui partent ailleurs, et leurs yeux restent ouverts pendant quelque temps. Dès qu’il perdait sa concentration, il clignotait, et je disais « Chut ! T’as oublié ton texte (rire) ! ». Ça a très bien marché. Autre chose : il y a des moments, je lui disais « là Golshifteh dit ça », la caméra était sur elle bien sûr, pas sur lui, « Tâche de ne pas chevaucher sur sa voix mais de temps en temps lâche des mots »… « Ta gueule », « ne dis pas ça », « non j’aime pas ça » (rire). A certains moments où je voulais surprendre Golshifteh, d’un seul coup, comme si elle l’entendait. Golshifteh n’était pas au courant et la première fois elle était… Tu sens qu’elle a été surprise, et cela lui donne un regard étrange, inquiet. C’est un moment magnifique du film (rire)…

Donc la première fois ça surprend, mais ensuite elle l’acceptait ?

Oui, mais comme elle ne savait pas à quel moment, il y a toujours quelque chose. Bon enfin ce n’était pas tout le temps… des moments précis comme je vous ai décrit.

Le film et comme le livre d’ailleurs semblent être une ode à la femme afghane et à son intimité, son intérieur. L’intimité de la femme afghane est quelque chose qui a été très peu exploré jusqu’à aujourd’hui.

Oui malheureusement, l’intimité des femmes dans ces pays-là c’est rare qu’on l’exploite. Aussi bien en Afghanistan, qu’en Iran, au Pakistan, dans les pays arabes musulmans… c’est rare. Mais c’est ça que je trouve complètement contradictoire et assez impressionnant. Tu vois par exemple à Dubaï ou à Abu Dhabi, même en Afghanistan, je ne sais pas comment c’est en Iran, je n’ai pas vu, mais j’ai vu là récemment au Liban, dans les camps de réfugiés palestiniens, d’un seul coup, dans une vitrine, tu vois des sous-vêtements féminins très coquins, dans les bazars, des couleurs, des motifs, des trucs, des gadgets… Et là tu te poses des questions… Mais quelle femme met ça ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Ça, personne n’en parle. Il y a toujours une vie intime très forte dans ces pays-là mais on n’ose pas en parler. Et même ici en France jusque dans les années 1960…

Oui mais dans des pays comme la France ou en Europe, où cela s’est démocratisé, on a déjà eu, vu des œuvres dessus. Mais dans le monde persan en général… C’est comme un chant une ode à la femme afghane, à son intimité.

Oui, à son intimité, elle a une intimité. C’est en découvrant son corps qu’on arrive vraiment à s’affirmer dans ce monde, affirmer son existence et son individu. Une femme afghane, comme toutes les femmes du monde, a une vie intime, un corps, du désir…

Mais étrangement, paradoxalement, ce n’est pas un film politique, il pourrait y avoir une lecture… Mais la lecture politique ou engagée est complètement écrasée par le lyrisme et la poésie.

Dès qu’on écrit, dès qu’on filme, on est embarqué dans « l’Histoire ». L’Histoire avec un grand « H ». Même les écrivains, même les artistes qui tentent de dire « je n’ai aucune idée politique »

Pour moi ce n’est pas la peine d’être politique pour dénoncer quelque chose. Un artiste quoiqu’il fasse est engagé, ou si je reprends les termes camusiens : « nous sommes embarqués ». Dès qu’on écrit, dès qu’on filme, on est embarqué dans « l’Histoire ». L’Histoire avec un grand « H ». Même les écrivains, même les artistes qui tentent de dire « je n’ai aucune idée politique ». Tout ça c’est faux, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister. Ensuite vient comment tu revendiques ton appartenance politique, tes idées politiques, soit par des  slogans, on a vu dans pas mal de films, et ça existe toujours. Même dans des films dont on a l’impression qu’ils ne sont pas engagés. Il y a des slogans partout. D’autre part la politique est là, mais dans une telle situation politique, comment réagissent les êtres ? Et c’est là, quand on prend de ce point de vue, quand on n’insiste pas sur la politique mais quand on insiste sur la réaction des êtres à l’égard de cette politique, tu ne fais pas de la politique directement.  Tu ne fais pas un discours politique, mais un discours sur la politique. Donc ce discours sur la politique devient forcément, évidemment par le biais de l’art, quelque chose de très poétique. Moi je dis « la poétique est notre seule politique » (rire) si on joue avec les mots. Et c’est justement cela que l’on gagne, et c’est comme ça qu’ensuite on fait un discours sur la politique.

D’accord, donc il y a cette conscience qu’il y a une possible lecture politique, ou militante.

Ah, oui. Je me rappelle lorsque j’ai envoyé le manuscrit à mon éditeur. Le lendemain, en relisant mon texte j’ai eu peur. Je ne voulais plus publier. Il a envoyé quelqu’un de la maison d’édition me chercher en Normandie, il m’a jeté dans la voiture, et m’a emmené dans le Sud de la France, c’était au mois de juillet (rire), pour me convaincre que non, qu’il fallait publier ce livre. J’avais peur de cela justement, je n’avais pas de distance etc. Ensuite, mais c’est une autre discussion, il y a eu des questions comme : « Pourquoi faire un discours poétique sur un phénomène politique assez dur, assez cru ? ». Ou bien  : « Pourquoi montrer la violence avec une certaine poésie, pourquoi montrer la misère avec un certain lyrisme ? » etc. Dans ce cas-là, il faut brûler tous les tableaux des grands peintres, il faut brûler toutes les œuvres musicales qui parlent de la Passion du Christ, de la violence, … Pour moi ce n’est pas pour rendre poétique la situation, mais sublimer l’être humain même dans la misère. Il a sa dignité, et c’est à mes yeux le plus important, c’est aussi quelque chose qu’on oublie souvent bien vite. Alors quand tu es misérable, il faut qu’on te montre misérable ? Non, chaque être misérable, en soi, a une dignité. Et c’est ça qu’il faut sortir. C’est ça la différence avec le misérabilisme.

Il peut y avoir une lecture politique et je pense que certains s’y sont essayés mais qu’en soi, qu’en on voit le film ou quand on lit le livre c’est plus la poétique, une sorte de sensation…

Justement, parce que cette femme est pour moi la femme la plus digne du monde. C’est à moi de rendre cet hommage, de la vénérer comme Vénus. Sinon prenez la caméra faites un film documentaire avec la caméra qui bouge dans tous les sens, des trucs de reportage, montrez la condition des femmes afghanes et puis pleurez dessus… Non. Pour moi cette femme, c’est une sorte de madone. Je l’ai filmée comme madone, comme un tableau, avec son voile et le reste, comme une icône de Roublev (rire).

Donc je vais finir avec une dernière question, cela concerne ce que j’ai vu moi du film. Le film se finit avec une phrase qui dit « je suis devenue prophète ». Ce que moi j’ai ressenti, plus qu’en lisant le livre d’ailleurs, c’était que tout du long par cette métaphore de la pierre de patience, par cet homme-là, et cette femme qui parle, quelque chose de mythologique, ou de mythique, commençait à se mettre en place comme une sorte de cycle, une situation qui n’a pas de fin. Mais pourtant, vous brisez le cycle, avec cet homme qui se réveille et elle qui tue son mari. Vous brisez le cycle, vous brisez le mythe…

Bah j’espère que oui…

A mon sens, la différence que je mets entre mythe et légende est que le mythe est une histoire sans fin qui s’applique à tous les hommes et toutes les femmes de la planète, tandis que la légende est une histoire métaphorique de quelque chose mais qui…

Tout à fait, il y a trois choses : Histoire avec un grand « H », légende et mythe. Légende c’est justement entre l’Histoire et le mythe. L’Histoire pour qu’elle devienne mythe est obligée de passer par la légende.

Mais est-ce que Syngué Sabour pourrait être une sorte de légende ?

Exactement… D’abord il y a le mythe de Syngué Sabour Pierre de Patience, ensuite la légende du prophète et puis l’Histoire, ce qu’il se passe aujourd’hui dans le monde. C’est une sorte de trilogie, sorte de passage d’un point à l’autre. Et on a toujours besoin de cela, parce qu’il faut démystifier certaines choses. Par exemple, que Khadija devait être prophète et non Mahomet, c’est parce que c’est Khadija qui a poussé Mahomet à devenir prophète. Et prophète c’est quoi ? C’est celui qui amène la parole, le messager, celui qui amène le message. C’est-à-dire quelqu’un de parole. Mon personnage, du début à la fin est quelqu’un de parole : grâce à la parole elle devient, elle se libère, elle arrive à une certaine délivrance. Donc elle est prophète, parce qu’elle amène un message du fond d’elle-même, des secrets.

Mais peut-on parler de légende ? Est ce que votre œuvre est une légende ? 

Mon personnage oui, j’aimerais bien que cette femme soit une légende, qui est entre mythe et réalité, entre mythe et Histoire. Très bonne définition… Merci (rire) !


[1] Même les passages de voix off ont été filmé, joué par Golshifteh comme des séquences à part entières.

Propos recueillis par Vanya Chokrollahi