L’arbre aux cordeaux, Caspar David Friedrich, 1822, Paris, Musée du Louvre.

Un grand sapin meurt lentement sous les fenêtres de Jacques Robinet. Compagnon de ses joies et ses peines depuis de longues années, sa lente agonie rejoint celle du poète qui ausculte son âme à l’heure où la mort se fait plus proche et où il rencontre des difficultés à écrire. Les Notes de l’heure offerte de Jacques Robinet nous offrent des méditations sur le temps, mais se construisent aussi comme une quête spirituelle où la foi est sans cesse tiraillée par le doute. C’est enfin un journal de prière où l’auteur s’émerveille devant la beauté du monde. Publié aux éditions de la Coopérative, cet ouvrage rassemble des textes écrits au long de l’année 2019 où l’on découvre les éclats d’une âme sensible.

Au livre III des Géorgiques, Virgile rappelle à ses lecteurs la fuite inexorable du temps à travers ces mots fameux : « Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus ». Cette conscience du temps qui passe est particulièrement présente dans les méditations de Jacques Robinet dont la poétique pourrait être définie à partir de l’une de ces formules : « J’égrène incrédule le rosaire des saisons et des jours ». Son texte oscille entre des fulgurances poétiques, où il saisit un instant, et des bilans où s’élaborent des réflexions de toute une vie. L’importance accordée à la fuite des jours s’inscrit dans la forme même de ses notes qui sont placées sous le signe du calendrier et défilent au rythme des mois. L’écriture s’articule donc autour d’un calendrier. On y observe les fluctuations de l’humeur, les oscillations des états intérieurs et ces Notes de l’heure offerte constituent le baromètre de l’âme de Jacques Robinet, pour reprendre l’heureuse formule de Pierre Pachet. Pourtant, des leitmotive viennent structurer l’ouvrage, et certaines pensées occupent une place essentielle.

Le plaisir douloureux de l’écriture

Le poète a occupé la fonction de psychanalyste durant de longues années et ces deux activités révèlent la puissance et l’ambivalence du langage.

       Ce livre se construit presque entièrement comme une réflexion sur l’écriture. Jacques Robinet revient à de nombreuses reprises sur la difficulté d’écrire et de nombreuses métaphores illustrent son trouble : « Les mots sont des serpents retors qui sifflent et grincent à chaque ligne. C’est le lieu de tous les dangers, de toutes les déconvenues. » Parfois, c’est une image plus guerrière, mais tout aussi inquiétante, qui se manifeste : « J’écris pour soutenir mon désir comme un soldat tient son épée en déambulant à travers les cadavres d’une armée décimée. » L’écriture ne va jamais de soi, elle est un obstacle entre le réel et la représentation qu’on voudrait en faire. Pour rendre compte de ce drame de l’expression, Jacques Robinet utilise une image saisissante : « Le langage apparaît tel qu’il est : un jeu d’ombre qui ne parvient pas à saisir la lumière dont il rêve. » Le poète a occupé la fonction de psychanalyste durant de longues années et ces deux activités ont en commun de révéler la puissance du langage. Il n’est pas dupe des mots et il est doublement conscient de ce qui se joue dans la profondeur de l’écriture : « De tous les mensonges, le plus dangereux est de dévoyer le langage pour s’évader du monde. »

L’auteur désavoue sans cesse son œuvre et ses poèmes. Il ne parvient pas à se satisfaire de sa pratique : « Convaincu de plus en plus que la poésie, la vraie, n’a que très peu d’élus. Il faut être visité par la grâce. Cela ne s’obtient pas en triturant les mots. Presque tout ce que j’ai écrit est bon à jeter au panier. » Comme beaucoup d’écrivains, Jacques Robinet cherche dans l’écriture un moyen de retenir le temps et de se soustraire à la mort. Ainsi, à propos de l’acte d’écrire, il déclare : « J’y retrouve la trace d’un vain effort pour me soustraire à la condition humaine. »  Conscient de cette névrose, et peut-être victime de ce que Barthes nommait « le fantasme bloquant », c’est-à-dire l’écart entre la représentation idéalisée de l’œuvre et l’œuvre elle-même, Jacques Robinet se met en garde contre une telle image de l’écriture et l’exprime tout en la mettant à distance : « Écrire encore pour faire reculer la mort. Ainsi entoure-t-on de prévenances les tyrans pour échapper à leur regard. Faire monter les rumeurs de la vie au pied de ses remparts, agiter crécelles et tambourins pour l’étourdir, tout en sachant bien que c’est nous seul que nous étourdissons. » L’écriture entretient un rapport obscur et douloureux avec la mort tout en permettant quelques échappées.

Le poète face à la mort

Le seul remède face à la mort et l’angoisse réside peut-être dans cette heure offerte dont parle le poète.

            Âgé de 82 ans au moment où il écrit ses Notes de l’heure offerte, Jacques Robinet contemple sa vie à travers la perspective d’une mort prochaine. Son ouvrage s’ouvre sur des funérailles où le poète rend un dernier hommage à un ami disparu. Ses réflexions portent fréquemment sur la fragilité de la vie et reprennent les motifs de la peinture des vanités. Après avoir regardé un reportage sur des fouilles archéologiques en Éthiopie, il écrit : « Sentiment de la vie fragile et fugace devant cette agitation de fourmis autour d’un tumulus envahi par la végétation. Demain, dans quelques mois, ce sera mon tour, après-demain, dans quelques années, quelqu’un auscultera ma mâchoire… » De même, la présence de la mort prochaine colore ses pensées d’une teinte parfois macabre : « Tout est gris, froid et humide comme ces tombeaux où je ne cesse d’accompagner les amis décédés qui se succèdent. » Pourtant, une forme de sérénité se dessine à travers la relecture d’une vie intense et parfois difficile. Ainsi, à propos d’un poème retrouvé, écrit en 1981, il s’exclame : « Ce poème désabusé me confirme le chemin parcouru pour découvrir, au seuil de la mort, le simple bonheur de vivre. » L’âge oblige à regarder la mort en face, à désapprendre ou à interroger les illusions consolantes et à confronter cette angoisse existentielle : « Je suis parvenu à l’âge où il faut consentir à l’inconnu, à l’imprévisible, à la violence ou à la douceur de l’inéluctable ». En dépit de tous les discours sur la mort, celle-ci s’impose comme une énigme qui ne peut être résolue par des préceptes stoïciens. Le seul remède face à la mort et l’angoisse réside peut-être dans cette heure offerte dont parle le poète.

Dieu et la beauté du monde

            L’enjeu de ces Notes de l’heure offerte est également esthétique et spirituel. Jacques Robinet revient inlassablement sur son rapport à Dieu et à la foi. Ordonné prêtre en 1964, il abandonne le sacerdoce en 1972 sans pour autant rompre le lien qui l’unit à Dieu. À quelques reprises, il adresse son journal au Créateur : « Il arrive que la poésie me console de vos absences. En son ruissellement s’épuise la violence de vos torrents. Vous savez mieux que nous la puissance du langage puisque c’est Vous qui nous l’avez donné pour reconnaître et désigner les merveilles de votre Création. » À travers ces mots, il rattache sa pratique de l’écriture et son goût pour la contemplation à la figure de Dieu. Pourtant, cette rencontre n’a rien d’évident et se construit parfois dans un rapport douloureux avec le monde. À l’occasion de belles pages sur l’œuvre de Gustave Roud, Jacques Robinet s’interroge : « De gré ou de force, pour se tourner vers Dieu, faut-il avoir fait l’expérience d’un tel silence, d’un tel rejet, d’une si grande solitude ? » Enfin, il clôt en partie la réflexion sur Dieu qu’il considère comme aporétique puisqu’il serait impossible de tenir un discours sur Lui : « Excédé par mes tiraillements obsessionnels concernant la foi. Je prends conscience que tout cela n’a rien à faire avec Dieu mais uniquement avec mes constructions imaginaires aussitôt démenties par la raison. De Dieu, nul ne peut rien dire et toute approche discursive ne peut que l’éloigner davantage de nous. »

Le poète évoque l’angoisse qui le tenaille face à la pensée de sa mort prochaine mais laisse toujours la plus belle part à la lumière.

Pourtant, c’est peut-être devant la beauté du monde que transparaît la foi du poète. À l’occasion d’une marche en montagne, il semble retrouver des forces oubliées : « À nouveau ces paysages montagnards qui me recréent. Difficile de décrire cet allègement au plus profond de soi. Comme si l’altitude en me dépouillant me rendait à l’essentiel. » Certains passages de ces Notes de l’heure offertes rappellent les plus belles pages de Christian Bobin. On retrouve cette même sensibilité devant le spectacle de la nature, parfois grandiose et souvent infime. Les descriptions d’un sapin qui se tient sous sa fenêtre émaillent le récit : « Matinée inondée de soleil. Mon grand sapin n’en finit pas d’agoniser avec élégance et beauté. Branche après branche, il se dénude lentement. Il semble désormais que la seule fonction de cet arbre soit de livrer son squelette, échelle dressée dans le vide pour escalader le ciel. Puisse-t-il m’aider à grimper à sa suite vers l’invisible ! » Elles sont d’une profonde beauté et on sent tout l’amour que le poète porte à cet arbre vieillissant. De même, la peinture de paysages célestes obéit à une logique mystérieuse, pour ne pas dire chrétienne : « Le ciel se retire comme un moine plongé dans sa prière qui ne voit pas l’ombre s’appesantir autour de lui. C’est l’heure où les mots s’apaisent, s’abreuvent de silence. » Certaines descriptions rendent compte de coïncidences entre le poète, le monde et Dieu. Et le poète nomme ces instants « l’heure offerte ». Ce sont des heures qui se dérobent au temps et durant lesquelles le bonheur est absolu : « Saisi de plein fouet par la beauté de ce monde, cadeau qui déborde toute attente ; ou bouleversé après la lecture d’une page d’Évangile qui, brusquement, se révèle dans son éternelle nouveauté. Moments très rares que la mémoire efface, mais que le cœur retient. »

Les Notes de l’heure offerte de Jacques Robinet est un livre rare qui témoigne d’une grande sensibilité. Le poète évoque l’angoisse qui le tenaille face à la pensée de sa mort prochaine mais laisse toujours la plus belle part à la lumière. Une espérance indéfectible traverse de part en part ses réflexions. Jacques Robinet le confie d’ailleurs à son lecteur : « tout ce que j’écris est d’abord un chant à la vie, malgré ses échecs et ses chemins cahoteux ».

Bibliographie :

Robinet, Jacques, Notes de l’heure offerte, La Coopérative, 2022.