Paru fin octobre aux éditions de L’Extrême Contemporain, Butterfield est le premier roman d’Alexandre Curlet, un texte magistral et d’une puissance d’évocation incroyable, qui navigue du fragment à l’indicible, qui porte le témoigne de la « relation », de ce qui lie. Qu’il est bon de se rappeler toujours que le roman n’est pas que roman, pas que, pas seulement, pas fermé, forclos, étouffé – que la fiction a ses failles et ses fuites, qu’elles ouvrent et œuvrentautrement. Qu’il est bon que nous le rappelle le si beau Butterfield.

Longtemps on aura dit la haine de la poésie car cette haine est un retournement, image à l’envers, décor renversé, ongle retourné – à l’envi désordre, éparpillement, éclat. Cette haine – mais là déjà il faudrait biaiser pour décentrer le sens-ure du mot, opérer les variations, penser les greffes – c’était tout le refus fonformel, flonflonflanelle et autres agrégats, pour un dépassement :

« lecture des événements

cadavre du petit »

Aussi, faire le pari que Curlet déclare la haine du roman comme sa consécration heureuse : envers alors, ombre, interminable gangrène victorieuse. Ou encore, l’outre-roman :

« Il va dans le jeu des matières hors du chemin absent

hors-là » – territoire du lien, du dit, su vu vécu, territoire de la disparition, punctum éclaté de la luciole, ou comme glissé – beurre – au tombeau de chrysalide.

Pour un Igor – DR Rodolphe Perez

Dédié à Igor, cet incroyable roman d’Alexandre Curlet, à la manière tachiste, témoigne d’impressions, d’instants, de gestes du relation, de croisements, zones d’influences ; tout le texte semble (a)construit sur « des rebonds le partage des souvenirs », balancés comme des éclats du ayant-eu-lieu :

« mort, Igor est dans la terre efface son visage

une décomposition la précipitent les vers, dans la chair, sans effleurer l’image »

Texte de la mémoire, d’une mémoire brisée, répandue, dans la diffraction de l’autre :

« memory (ciné moire) extrait

Butterfield en morceaux d’hors

mes ses paupières ouvertes ou scellées de suc

ses notes

double présen ce

et souvenirs acquis ces monuments

son terme. » / mes ses nous

Là où surgit parfois un point-typo, ce qui est assez rare pour être soulevé, dans ce texte où tout semble s’interminer – fût-ce d’un minimalisme fulgurant – dans le vacarme et la déroute. Car de la relation encore il faudrait dire qu’elle cherche la rencontre, là où Igor aime « toucher l’instant dans l’impact ». Impacter : ce qui retrouve, amalgame. Faire le « corps mémoire », quand

« naissait le désir : ranimer son vécu en modifier l’état (statut, struc-ture) pour celui d’objet commun » (nous)

Car d’Igor on ne sait rien, si peu – cryptique, beauté de l’éparse, poésie encore / roman de l’éparse donc, écorc’Igor, et Didi-Hub. :

« Éparses, les positions psychiques que chacun est susceptible de tenir au creux d’une seule, d’une simple expérience émotionnelle. » / sensation blé picoté

Ou encore

« Éparses, les bribes de mémoire, matérielles ou psychiques, qu’une même histoire peut nous laisser en partage. » / du midi, zénith des corps mémoires

Voilà pour Igor, en partage de la relation, Igor bribes – « il apparition ». Évanescent dans cette reconstitution de la rencontre, lieu du commun, fragile Babel de l’impact :

« Alcôve se cueille, concentre l’ombre

pendu au temps tu viens ? Détruit l’instant gonflait

gonfle une force rompt »

DR Rodolphe Perez

Dire donc, se faire témoin : « à toute adresse une fiction c’est l’être ou rêver l’autre. » Et dans la fiction retournée, roman, histoire, ce qui plaira : rapporter, identifier. Mais quel texte encore que celui qui déjoue et biaise, qui nous emporte dans les moments du commun, dans la puissance du souvenir et de l’instant

« Il dort un appel casse le silence aboie

son dissout rêve le flash éclaire dans l’insu back

en automne les décompositions

taches

jaunes

brunes oranges les feuilles en toupies le vent des scies

scient les troncs volent au broyeur déchirés »

Dire : de la relation, de la rencontre, du avoir-eu-lieu la tache

C’est une parole qui se déploie dans ses failles, une langue perforée, qui exploite ses fuites, imprime à la rétine et rompt la violence du discursif pour la jouissance de l’évocation palpable

« parce qu’imaginée dans la bouche elle cède

sous l’impression des dents nulle si ça résiste

l’éclatent

un soupçon qu’elle verse (image ou la peau fendue)

quand même la salive »

quand même la salive qui nous colle aux basques, à tituber – la mort Igor : devenir-salive de la mémoire, goutte à goutte de la parole. S’emparer alors de ce texte comme assoiffé, creuser les silences de la « relation », un sous-titre si précieux – relation du discontinu mais relation de la coïncidence. Ce qui d’Igor à moi dans ce « corps mémoire » dont parle Curlet, comme un enfant entre nous, le point de rencontre. Car encore la coïncidence aurait ceci de net : « il faut une voie trouble l’air de rien mène sa tension vers l’évidence ». Et l’évidence encore c’est les contours dessinés, les intuitions, les impulsions, où toujours l’impact : lecture, mot, lien, tumulte – littérature.

Crédit photo : DR Rodolphe Perez