LE LIVRE PLACENTA
à propos de
Agua Viva de Clarice Lispector
Patrick Autréaux
Agua-viva signifie méduse en portugais. Le plus souvent, la méduse on ne la voit pas, on la sent : elle cingle la jambe ou le bras, elle brûle le dos ou le ventre, son acide vient lécher des plaies qu’on ne se savait pas avoir. Enfant, je me baignais, l’eau fouettait soudain, c’était une méduse. Pour la voir, il fallait plonger dans le risque, scruter l’épaisseur de la transparence. Ce coup déployait un monde qu’on ne soupçonnait pas en canotant.
Sortir de la mer faisait planer une autre menace. Vive est le nom d’un poisson ensablé au bord du rivage. Si vous marchez sur elle, son épine dorsale vous poinçonne la plante du pied, la douleur en monte aux racines des jambes, jusqu’à l’axe de qui on est. Ce poisson n’était pour moi qu’une raison de plus d’appréhender l’entrée dans l’eau. Pourtant le désir de voir et sentir sous la surface était le plus fort. Rien ne pouvait durablement le tarir ni le détourner. Et ce serait deux leçons que j’ai instinctivement transposées à l’écriture : plonger pour chercher l’origine filamenteuse de blessures qu’on ignore ; écrire en n’ignorant pas que peut vous tranfixer une réalité enfouie.
Agua viva est aussi un des grands livres de Clarice Lispector.
De la femme, on a dit qu’elle était errante, transitoire, exilée ; qu’elle avait un visage rude et sculpté comme la pierre. De l’autrice, qu’elle était le Kafka du Brésil, qu’elle mêlait Elsa Morante, Katherine Mansfield qu’elle révérait, Woolf à qui on la compara, Blixen ou Duras la voyante.
De ce livre, on entend dire qu’il est méditation ou incantation. Un chemin y suit une logique apparemment hasardeuse : le chemin tortueux des racines fendant la terre. Lispector ne s’y contente pas d’associations inconscientes, elle choisit ce qui se crée quand la maîtrise se retire et laisse sourdre ce que les mots hameçonnent. Ce livre, c’est celui qui écrit l’écriture même, dit-elle. Qui palpe le lieu de transition par où le langage fait émerger ce qui lui est étranger. Qui reconnaît la familiarité intime d’une pensée venue du corps et, en même temps, l’intuition d’être à jamais étranger à ce qui nous est si familier.
Encore faut-il enfreindre sa propre peur. Vivre est cela. Écrire est cela. Elle l’avait dit à un journaliste venant l’interviewer : Vous êtes trop peureux pour être écrivain. Peureux celui qui ne peut redevenir l’huître et le citron, ni marcher pieds nus sur le sable inquiétant. Peureux celui qui se demande compulsivement pourquoi on écrit, alors qu’on écrit comme on boit de l’eau : pour rester vivante, dit-elle, parce que je suis une désespérée, que je suis fatiguée, que je ne supporte plus la routine que je suis pour moi-même.
La première fois que je l’ai lu, Agua Viva m’a semblé être de ces sommes d’une insaisissable sagesse. Tout de suite j’ai eu envie de m’en enrubanner, d’écouter encore et encore cette voix et le mystère qu’elle sonde. Écrire sur un tel texte ou son autrice semblait tenir de l’impossible. Il aura fallu indirectement qu’on m’y incite. Qu’une question me laisse muet d’abord, mais d’un mutisme regorgeant de mots : Et le corps féminin ? Devant l’impossibilité de penser un tel sujet s’était levé ce que ma grandiloquence soudaine aurait qualifié de vaste monde. Le monde ? Plutôt cet impersonnel que cerne justement Lispector dans Agua Viva. Je veux m’emparer du « est » de la chose. Car ce livre était de ces rares qui manifesteraient non un corps féminin, mais un corps intérieur – féminin peut-être en ce sens qu’il cherche à être tout soi et aussi échapper à son sexe. Et cela me faisait plus peur encore. Il faut parfois le hasard d’une question pour faire éclore un désir qui ne puisse plus s’éteindre.
Livre de la philosophie et du corps mêlés, où le corps est d’abord voix, Agua Viva est en effet le monologue d’une femme, peintre qui écrit à on ne sait qui, à cet amour dont elle semble revenue : Je viens de l’enfer de l’amour, à ce confident en elle-même, au livre ou à qui le lira, au dieu vivant et secret, à cet acte inaugural, lancé comme un défi ou un sacrilège : Maintenant je veux le plasma, je veux me nourrir directement du placenta, à l’animal qu’on n’est plus et dont on garde la nostalgie, à la rose devenue une amie inattendue, à la chatte qui lèche le sac vitellin de ses petits et mange elle aussi le placenta.
Si ce texte déroute, il attache singulièrement celles et ceux qu’il fascine. On a parlé d’un livre de sorcière, d’un envoûtant filtre – dernier aveu de son autrice : Ce que je t’écris demeure et j’en suis envoûtée. Je le rouvre comme ma maison, étrangère et mienne. Et si chaque fois, c’est avec un peu de peur que je le relis, j’exulte aussitôt. Ça crie en moi de joie et de terreur. Je suis, comme ont dit certains critiques, dans le « ventre de la baleine. »
Dans un chapitre de Moby Dick, accident prémonitoire, un harponneur tombe dans la tête ouverte d’un cachalot et manque de se noyer dans la bosse à spermaceti. Le mot ne doit pas tromper : c’est dans un ventre-tête qu’il risque de disparaître, cette autre gueule, caricature de la matrice, démonisée par l’angoisse d’être doublement avalé, puisque la mer va l’ensevelir. Le matelot n’en sortira que grâce au sabre d’un camarade, devenu courageux accoucheur. Et c’est bien sonnés que le nouveau-né et son sauveteur seront rendus au ciel et à l’air du large, mais pour affronter dès lors l’ultime chasse. Comme si l’on n’échappait à la mort que pour aller vers son hypnotisant retour. Or je me demande si le livre de Clarice Lispector n’est pas un tel livre à spermaceti, cet ambre huileux qui donne la lumière ; mais plus secrètement encore un livre-matrice recelant le placenta où pulse l’au-delà mental du langage. Ce dont je te parle n’est jamais ce dont je te parle mais autre chose.
Par le mouvement inaugural de dévoration qui est aussi celui de la séparation, elle répète attendre ce que pêchent les mots et qui n’est pas eux : cet être d’un temps sans retour.
Il faut beaucoup de feuillets et leur réseau de phrases, beaucoup de livres en somme, pour avoir transformé les mots avalés en un corps et compagnon. Sur le seuil d’Agua Viva, Lispector nous disait vouloir le plasma et manger son placenta. Mais à quelle naissance fait-elle allusion ? La sienne d’abord sans doute. L’être d’elle-même par elle-même. Ma vraie parole est restée jusqu’à présent intouchée. Et : Je suis en train d’avoir le vrai accouchement du it. Je me sens étourdie comme qui va naître. Par le mouvement inaugural de dévoration qui est aussi celui de la séparation, elle répète attendre ce que pêchent les mots et qui n’est pas eux : cet être d’un temps sans retour, que dans nombre de cultures on considère comme notre jumeau, le compagnon des profondeurs, la mémoire même, le lit de notre devenir, ce par où s’est transmise à nous notre mère même. Mordre ainsi non pas au principe mais à cet œuf laiteux, à cette semence qui enfante moins qu’elle nourrit.
Lispector a écrit Agua viva peu d’années avant sa mort. Rien ne laissait présager alors qu’elle mourrait si tôt. Mordait-elle avec ce livre à même ce qui touche à toute tombe ? à même la mémoire d’une vie ? l’extase ? Car ce texte déploie aussi un parcours que rend mal le mot de mystique. Non une relation de pâmoisons ou de visions, mais bien ce qu’est l’expérience d’une perception intensifiée. Quand l’être fleurit vers l’impersonnel : Au fond de tout il y a l’alléluia. Lispector avait lu Spinoza, et peut-être est-il sans conteste l’autre compagnon, de ceux qui éveillent à notre élargissement et au soin de l’être. De mes yeux je prends soin de la misère.
Si, dans Moby Dick, le matelot enfermé vivant dans la matrice démone renaissait, c’était pour aller au désastre. Lispector elle se régénère pour donner et s’ouvrir : Je veux t’écrire comme qui apprend.
Lire Agua viva, c’est avancer dans une écriture chaude encore de matière ; et peu d’écrivains vont vers ces lieux où l’écriture s’articule avec la matière même, vers la pensée qui n’est pas encore pensée, pas même préformée, quand le mot est lancé pour saisir ce qui n’existe pas encore et pourtant se pressent. Il y a Michaux, Artaud, Bessette, parfois Duras, d’autres ; il y a quelques mystiques qui savent discerner les représentations verbales de l’invisible qu’ils perçoivent. Et comme elle, ils ne sont pas de ceux qu’on commente sans soupçonner la trahison qu’il y a à prétendre le faire. On tente seulement de tirer d’eux un peu d’huile, de carnage ou de joie pour allumer notre nuit.
Pas d’intrigue ni de personnage dans Agua Viva, mais plutôt le terreau de toute histoire, ce qui serait ce substrat de cellules et de synapses, de flux d’images et d’idées – le corps des sensations peut-être. Ni nouvelle ni roman ni biographie, mais un livre-placenta qui reconduirait à la grotte, à ce qui fait perdre tout repère sans rendre confus toutefois, ni asphyxier ; un livre qui fait mordre au non-mot sous le langage et non-né sans lui, qui conduit à l’extase moins pour ce qu’elle révèle de connaissance abstraite, que pour tendre à ce non savoir sachant qui est joie.
Agua Viva serait donc un livre de méthode et de recherche, singulier manuel. Il eut plusieurs versions et fut le travail d’un patient dessaisissement. Si les éléments autobiographiques explicites en ont été presque totalement gommés, ce lien profond demeure que l’on sent entre l’autrice et la personne. On peut ignorer le chemin qui s’est déroulé de son premier roman, qui la fit reconnaître immédiatement comme une des voix neuves de la littérature brésilienne, au célèbre La Passion selon G.H. et à Agua Viva quelques années plus tard, on devine que ce dernier ne peut être que l’aboutissement d’un cheminement au cours duquel l’écriture a rogné, animé et transformé l’être de cette femme en ce qui devient vivant impersonnel – ce it dur comme du silex, mais aussi l’inconclu, cette eau bue à la naissance de la source, cette échappée à son genre. Connaissait-elle ce lied de Hugo Wolf ou le poème de Goethe ? Une vision des âmes, qui ne se demandent plus si elles sont homme ou femme et montent vers un lieu de l’humain où pour toujours on reviendrait jeune – de cette jeunesse qui n’est redonnée parfois qu’aux très vieux êtres. Jeunesse des pierres peut-être.
Ce chemin vers l’impersonnel – celui du livre, celui de qui l’écrit – est un chemin d’ascèse, qui n’est pas sans analogie avec ces pratiques de momification des maîtres bouddhistes. Un tel apparent paradoxe serait-il à l’œuvre chez Clarice Lispector (et certains écrivains de sa trempe) : faire s’unir la chair vivante et ce durable qu’elle contient ?
Eau vive, eau méduse, eau de mort.
Eau de vie, eau gardienne des fruits.
Voici qu’un processus de vivification touche l’être en sa pointe où la vie s’éteint. Un sacrifice peut-être, d’où naîtrait le corps de la peinture ou de l’écriture qui n’est ni survie ni salut, mais vie impersonnelle. De ce texte, Clarice s’est retirée peu à peu pour ne laisser que Lispector – et au-delà d’elle. Retrait sans décomposition ou dislocation, comme si l’on pouvait s’ôter les eaux/os du corps pour ne conserver que les chairs rendues incorruptibles. Une contradiction au devenir squelette, un redevenir avant le naître mais au-delà de la mort, une ultime conservation comme ces corps anciens trouvés dans les tourbières, aux visages si préservés qu’on peut y distinguer les rides, et aux doigts les empreintes, mais dont l’ossature s’est dissoute dans l’eau acide des marais.
Dans une préface non publiée à son roman Le Bâtisseur de ruines, elle écrivait : En respirant l’odeur froide du matin, j’ai pensé que chacun de nous offre sa vie à une impossibilité.
Je parcours Agua Viva. Plusieurs traductions et son texte original. Et j’y devine un corps sans os, corps non-encore-né et déjà plus-que-mort. Impossible livre mais qui existe : Ce qui n’existe pas est complètement différent de l’impossibilité, prévient-elle. Et : À écrire je m’occupe de l’impossible. Je vois ce corps que j’ai mangé plusieurs fois (un placenta ne s’épuise pas d’être dévoré, lui qui serait ce foie du titan donneur de feu.) Je n’ai rien dit encore de lui, resté intact malgré toutes mes phrases. Un visage sans crâne y patiente tout au fond. Dans sa familière étrangeté. Et lorsque je trouve étrange la parole, confie-t-elle pour inviter à ne pas trop s’inquiéter, c’est là qu’elle atteint le sens. Et lorsque je trouve étrange la vie, c’est là que commence la vie.
Me revient ce qu’elle écrivait à un ami après avoir reçu les plus grandes louanges à la parution de Près du cœur sauvage, son premier roman : Il est horrible d’être accomplie. Et c’est ce que réussit peut-être Agua Viva trente ans après ces mots : désaccomplir en accomplissant. Faire et défaire sans détruire. Se retirer les os pour redevenir mollusque, tendre à tout ce possible d’avant naître, sans nier la substance de l’humanité la plus achevée. Ne passe-ton pas sa vie à tenter ce genre de contorsion ?
Les citations sont extraites de : Agua Viva (trad. Regina Helena de Oliviera Machado, Éditions Des femmes) ; Rencontres brésiliennes (entretiens traduits par Claire Varin, Éditions Triptyque) ; Lettres près du cœur (correspondance avec Fernando Sabino, Éditions Des femmes).