Chaude ambiance au Théâtre 13 avec Dans les cordes de Pauline Ribat qui met à nu nos fantasmes et nos désirs à l’ère de YouPorn. Après son Ode aux Clitoris, l’autrice poursuit son exploration des rapports intimes avec l’ultime combat du couple blanc hétérosexuel sur le ring de l’amour 3.0. Une création dont l’énergie jubilatoire est contrebalancée par des partis pris narratifs attendus.

Exit le conte de fée

Alix et Roman se rencontrent au lycée, se perdent de vue puis se retrouvent et tombent amoureux. La pièce de Pauline Ribat démarre comme un conte de fée moderne, une romcom qui respecte les clichés du genre : elle est grande, élancée, blonde et sexy. Lui est grand, musclé, méché et attentionné. Sortes de Barbie et Ken à la française, ils mènent une existence aussi lisse que les deux poupées en plastique. Après avoir coché brillamment toutes les cases du power couple hétéronormé, ils se dirigent têtes baissées vers la prochaine étape : le mariage.

Pourtant le conte de fée prend très vite des allures de satire. Alors que Roman offre les larmes aux yeux à sa belle un Thermomix full option, la couche de vernis de ce couple instagram craque, se fissure. Surgissent alors, dans un récit elliptique les fantômes de l’enfance : une petite fille muette – à l’image d’Hello Kitty que personne n’a pensé doter d’une bouche – et un petit garçon à qui l’on apprend à être un « vrai dur » à coup d’uppercut. Progressivement la comédie fait place au drame, avec ses excès pathétiques et ses accents tragiques que la musique de Guillaume Léglise vient poétiquement commenter et compléter.

Alors que Roman offre les larmes aux yeux à sa belle un Thermomix full option, la couche de vernis de ce couple instagram craque.

Le drame de Pauline Ribat, c’est aussi le sens du détail réaliste, de l’intime un poil voyeur et de l’incise comique là où ne l’attend pas. Dans sa mise en scène, l’autrice s’attache à rendre sensible le brouillage progressif de l’image du couple rêvé. Alix et Roman vivent dans une sorte d’appartement « témoin » en plexiglass qui n’a rien d’un château et dont le mobilier gris sans âme crie la mort annoncée de l’érotisme. Alors que la situation de ce couple de conventions s’envenime, c’est Roman qui le premier trouve à quelles cordes se raccrocher : celles des relations sécurisées, colorées et chaleureuses du cybersexe.

Le cabaret du cyber amour

LOVE-LIFE, « le site qui vous veut du bien », est une plateforme inventée par Pauline Ribat qui fait la synthèse de trois ans d’investigation sur l’amour 3.0, cette « révolution des rapports amoureux » comme l’affirme l’autrice. Comment mener l’enquête, recueillir des confidences, dans ce monde où l’anonymat fait loi ? Pauline Ribat rivalise d’idées : questionnaires en ligne, jeux de rôles sur des forums, recueils de témoignages dans des universités et à la radio – jusqu’à l’expérimentation personnelle de sites de rencontre. En résultent 150 précieux témoignages qui donnent une épaisseur, une diversité aussi, aux personnages que l’on rencontre sur la plateforme.

Le cyber amour, c’est d’abord et avant tout une ode à l’art de la métamorphose. Comme dans un cabaret, Alix et Roman se composent des alter ego, ces versions déconditionnées de leur identité. Pendant que Roman « joue » avec un robot sexuel appelé Harmony, Alix devient Marilyn et rencontre SweetxLover, un avatar féminin d’une quarantaine d’année.  À travers LOVE-LIFE et Harmony, Pauline Ribat donne aussi à voir les créatures intemporelles qui peuplent nos fantasmes collectifs à l’instar de la Princesse d’Egypte et du Beau Brun façon Boysband. Aux nombreuses transformations des personnages répond celle du plateau. Comme éventré d’un coup de lame, l’appartement du couple modèle accouche d’un runway qu’arpente, en talons aiguilles, un maître de cérémonie qui chauffe l’ambiance autant que la carte bleue de ses clients et clientes.

Derrière un écran, protégé du regard de l’autre, parler de bondage, de TTBM ou de cul connecté devient une formalité.

Que dit cette exigence de transformation, ce nécessaire travestissement, des rapports amoureux in real life (IRL) ? Dans les cordes évoque entre les lignes cette incompatibilité présumée entre l’image du couple rêvé et de « salissants » désirs sur lesquels on jette un voile – ou plutôt une chape de plomb – pudique depuis des siècles. Derrière un écran, protégé du regard de l’autre, parler de bondage, de TTBM ou de cul connecté devient une formalité. Tout comme partager ses secrets les plus intimes.

L’amour sur le ring

Toutefois, c’est dans la porosité entre le monde IRL et la plateforme LOVE-LIFE que Pauline Ribat ancre la tension dramaturgique de la pièce. Ces deux réalités, d’abord séparées clairement, peu à peu se confondent tant dans le jeu que dans l’espace jusqu’à faire émerger un ring de boxe. C’est là que Pauline Ribat décide de mettre en scène la collision de ses deux protagonistes : « Sur un ring, impossible de choisir ce qu’on expose. Sur un ring, impossible d’éviter l’affrontement. » Dans cet entre-monde où s’enchainent les coups, la vérité éclate enfin, nette et sans appel.

« Sur un ring, impossible de choisir ce qu’on expose. Sur un ring, impossible d’éviter l’affrontement. »

S’il est d’abord invisible, le ring est bien présent tout au long de la pièce. Il structure le texte, meut les personnages de ses injonctions silencieuses pour permettre une lecture immédiate des passions à l’œuvre. Ces dernières sont comme juxtaposées, sans qu’il soit possible de les lier réellement. Je m’interroge : est-ce là véritablement un combat de boxe ? Ou bien assistons-nous en réalité à un match de catch, tel que Barthes le définissait dans ses Mythologies ? Selon le sémiologue, le combat de boxe est une histoire qui se construit sous nos yeux – l’issue en est inconnue et chaque coup fait avancer le récit. Le match de catch, lui, est une « somme de spectacles dont aucun n’est une fonction : chaque moment impose la connaissance totale d’une passion qui surgit droite et seule, sans s’étendre jamais vers le couronnement d’une issue. » Au catch, une clarté totale accompagne chaque mouvement pour permettre l’accomplissement de gestes attendus et spectaculaires au service d’un sens univoque et immédiatement intelligible.

Or à trop vouloir dévoiler instantanément l’intériorité des personnages, la pièce ne laisse rien dans l’ombre, rien à imaginer par nous-même. L’ambiguïté constitutive de ces nouveaux rapports amoureux s’efface au profit d’une interprétation « mimodramatique » de ce corps à corps à la violence pourtant bien réelle. Nous voilà pris dans les cordes d’un récit à sens unique qui ligote la tension narrative et, faute de suspens, peine à nous faire vibrer.

  • Du 10 au 21 janvier 2023 au Théâtre 13 (Paris)
  • Texte et mise en scène Pauline Ribat
  • Avec Vanessa Bettane, Florian Choquart, Sébastien Desjours, Marilyne Fontaine, Nolwenn Korbell

Crédit photo : (c) D. Grappe