La compagnie La Cordonnerie nous entraîne dans un univers unique, poétique et bouleversant. Habituée à réinventer les classiques de la littérature : Hamlet de Shakespeare, Frankenstein de Mary Shelley ou Don Quichotte de Cervantès, elle s’empare de l’œuvre romantique Roméo et Juliette. Elle nous interroge tout en douceur sur l’amour, la différence et le courage.
C’est sur la scène du Montfort que l’on découvre ce conte de coton et de merveilles, et nous n’en croyons pas nos yeux.

Tout réinventer à partir de rien

Nous avons accès à l’infini de l’amour

L’histoire est tout à fait Shakespearienne : deux personnages que tout oppose finissent par tomber amoureux : Romy du monde des invisibles et Pierre du monde des visibles. C’est une rencontre fantastique qui pourtant a quelque chose de très simple. La finesse de l’œuvre tient de l’intelligence et l’humilité avec laquelle est convoquée l’immensité des sentiments. Nous avons accès à l’infini de l’amour, qui est comme désacralisé, pour peu que nous soyons prêts à le voir. La pièce met à notre portée des vertiges de poésie.

Ce “sublime grotesque” se retrouve dans le procédé même de l’écriture dramaturgique propre à la compagnie La Cordonnerie : le ciné-spectacle. C’est une performance mêlant théâtre, musique et cinéma. Un film est projeté racontant l’histoire de Romy et Pierre, en même temps, sur scène, s’activent deux musiciens et deux comédien.ne.s-bruiteur.euse.s qui s’appliquent à créer le son, la musique et les dialogues en direct. Le film entièrement réalisé par la compagnie a quelque chose de noble, d’imposant et d’intouchable. Mais alors que les comédien.ne.s s’appliquent à effectuer les bruitages depuis la scène, apparaît en contraste, tous les subterfuges qui sont utilisés pour recréer les sons. Lorsqu’à l’écran Romy et Pierre regardent un feu d’artifice, sur scène le comédien Samuel Hercule tambourine sur une poubelle vide, qui étrangement produit le son exact du feu d’artifice. Tout alors peut se réinventer, du  moment que cela est mis au service de l’imaginaire.

(c) Pierric Corbaz

Faire voir l’invisible

comme une dissection de l’objet artistique, nous sommes au cœur des rouages du processus de fabrication

Rendre visible tout ce qui échappe à nos yeux est un motif central de la pièce.
Tout d’abord l’œuvre met en lumière ces métiers de l’ombre du bruitage et de la composition musicale. Un peu comme une dissection de l’objet artistique, nous sommes au cœur des rouages du processus de fabrication.
Ne pas finir comme Roméo et Juliette donne aussi à voir l’Amour, même si celui-ci rend aveugle et que Romy est littéralement invisible. Par le travail de la voix d’une justesse troublante et surtout les espaces de liberté pour le spectateur, nous pouvons pleinement adhérer à cette plénitude du sentiment amoureux. Contrairement à Roméo et Juliette, et bien que plongés dans un monde où leur amour est impossible, la relation de Romy et Pierre se construit dans des gestes débordants de la tendresse du quotidien.

Subtilement, en détournant les codes des représentations amoureuses nous sommes délicatement entraînés vers la passion. Une image forte : lorsque les deux protagonistes sont allongés dans un lit, Romy bien qu’invisible possède un corps qui apparaît alors sous les draps, mais sa tête reste imperceptible. Pourtant, Pierre ne regarde pas avec intensité l’empreinte du corps qui existe enfin, mais bien l’absence de visage de Romy. 

Le visage de Romy est une vraie question. A quoi pourrait-il bien ressembler ? Quel est le corps de ces invisibles pour qu’ils soient rejetés de la sorte ? C’est encore un autre niveau de lecture que donne à voir la pièce. En creux, on se demande qui sont les invisibles, les invisibilisés, les marginalisés de l’histoire qui n’ont finalement pas le droit d’exister. La pièce n’apporte pas nécessairement de réponse mais fait pousser en nous de nombreuses questions.

(c) Pierric Corbaz

Un grand moment de virtuosité

Au-delà de l’intelligence et de la poésie de la pièce, nous sommes happés dans un tourbillon de virtuosité

Plusieurs fois tout au long de l’œuvre on se demande comment font-ils, pour être si juste, en rythme, synchronisés avec l’écran même en lui tournant le dos, pour détourner si savamment des objets ?

Au-delà de l’intelligence et de la poésie de la pièce, nous sommes happés dans un tourbillon de virtuosité. Les comédien.ne.s sont de véritables caméléons : Métilde Weyergans est troublante dans son travail de la voix, se métamorphosant pour faire vivre les différents personnages. Samuel Hercule,  quant à lui, nous touche par la force de ses silences et du monde intérieur qu’il convoque en un regard.Les musiciens Timothée Jolly et Mathieu Ogier semblent être des merlins les enchanteurs, ou des savants fous de la composition, face à leur instruments en tout genre, table de mixage et amplis. Tout ce génie est très humblement au service du film qui découle tranquillement en suivant sa temporalité. Il n’y a pas le temps de s’attarder un peu plus dans une scène pour en profiter un peu plus. Tempo oblige, il faut continuer d’avancer, sans pour autant tomber dans une musicalité fausse d’une habitude.

S’ajoute à cette grande virtuosité une belle ingéniosité dont à conscience du public. La salle, très attentive et émue, rompt parfois le silence de leur écoute par un froissement d’air expulsé par les narines, comme une onomatopée retenue face aux petites claques d’émerveillement que nous nous prenons tout au long de la pièce.

Ne pas finir comme Roméo et Juliette est un spectacle d’une intelligence rare. Il vient nous emmener dans un cocon de finesse, de poésie et de générosité. Si tout semble invisible, la trace qu’il laisse en nous est pourtant bien réelle.

  • Ne pas finir comme Roméo et Juliette, mise en scène Métilde Weyergans et Samuel Hercule, compagnie La Cordonnerie, au Montfort Théâtre (Paris) jusqu’au 28 janvier 2023

Crédit photo : (c) Pierric Corbaz