Paru en janvier aux éditions de L’Observatoire, A l’abri des hommes et des choses est le premier roman de l’auteure canadienne Stéphanie Boulay. Récit initiatique porté par la voix incroyable d’une narratrice assoiffée de vivre et dire le monde qu’elle découvre, le roman de Stéphanie Boulay est un concentré éclatant de poésie.

Il y a, en retrait, abrité des hommes et des choses, cette jeune narratrice, une adolescente sensible et animale, pétrie de ses questions les plus pures possibles en ce qu’elles s’érigent contre une parole trop détournée, dévoyée de sa faculté première à dire et communiquer. En retrait, cette adolescente qui ne comprend pas très bien ce que c’est que ce monde extérieur où ça gueule, ça souffre, ça tue.

D’une adolescente donc, qui vit avec Titi, comme une grande sœur ou une mère, bref, une figure qui prend soin d’elle – parce que le monde c’est un peu de la marde, faut dire. Et qu’il faut bien grandir malgré soi. Avec Titi, la relation est singulière, déroutante mais pleine d’amour comme d’incompréhensions : « Titi dit que tous ses cheveux sont gris à cause de moi, quand je ne suis pas contente. Je ne sais pas comment elle peut être pas contente quand c’est moi qui ne le suis pas, c’est-à-dire laissez-moi en paix avec ma souffrance. »

Et de ces images délicates qui signifient tant dans l’esprit de la jeune femme en devenir, on reconnaîtra la poésie pas tout à fait perdue de nos yeux d’adultes, taisant notre impérieux besoin de consolation, sans que cela ne l’efface.

Roman d’initiation dis-je en ce qu’elle est confrontée à la réalité sociale la plus brutale, si bien construite sur le plan narratif qu’on voudrait n’en pas dire davantage pour le plaisir du lecteur. Roman d’initiation aussi en ce qu’il dit la beauté de la découverte de soi, refuge face au monde, et d’une découverte de soi qui n’est pas encore et toujours triste : puissance de vie de la narratrice qui s’ouvre et s’éveille, en fleurs pour ainsi dire – et quoi de plus délicieux dans ces printemps qui tardent à venir ? « L’hiver finit. Je le sens parce que j’ai envie de me gratter, de m’épousseter, de m’étirer, de secouer ma tignasse folle et de le faire dehors. J’ai envie d’adopter une créature à carapace molle. Je me sens l’âme à apprivoiser par lettres un ami venu des pays d’ailleurs. »

Car la force de la narratrice, sans ne jamais désespérer, sera bien ce désir impérieux d’être au monde, dans la naïveté de l’innocence, force incroyable face au désœuvrement.

          Désœuvrement de l’Histoire / « J’en veux encore plus aux coureurs des bois, aux personnes d’Église et aux autres peaux blanches à fusils, parce qu’ils ont tué tous les ancestraux avec leurs alcools, leurs maladies et leurs blessures de balles rouges. Et c’était juste parce qu’ils ne priaient pas Dieu, entre autres. »

          Désœuvrement de Titi aussi, qui porte sa peine interminablement et devient lentement un tendre contre-exemple / « Titi m’a annoncé qu’elle était en peine d’amour et que si elle me le disait, c’était pour ne pas rester prise sous un manteau de peine noire. »

Et puis, dans l’intimité de cette rivière, où elle rejoue son terrier-refuge ouvert sur le monde, où elle apprend lentement à apprivoiser sa propre présence comme dans une danse poétique, corps change. « Je ne me trempe plus flambant nue, juste habillée. J’aimerais que tout redevienne comme avant, j’ai perdu le contrôle de moi. Mon corps fait des choses que je ne lui dis pas de faire comme grossir à certains endroits, poiler à certains endroits et manger beaucoup. J’ai l’impression de fabriquer du lait avec mes boules. Et mes fesses n’entrent plus dans ma place de causeuse. Titi dit que c’est normal, que c’est devenir une femme, que mon corps en devient une même si je reste toute petite d’ailleurs. »

D’un corps en mouvement dans l’espace, outre lui-même et en lui-même pourtant, comme le déploiement d’un pas qui ne cessera plus, et le garçon, l’autre, celui qui semble poursuivre quelque chose de nous : « Y penser, penser à cette personne inconnue qui utilise mon quai à sa guise et pour son plaisir me donne envie de courir jusqu’à la fin du monde. »

Beauté du premier roman de Stéphanie Boulay qui dit l’émoi du premier amour et la découverte de soi, qui dit ce motif si banal et intemporel mais le dit d’une poésie animale, d’une sensibilité si belle. Beauté du premier roman de Stéphanie Boulay, qui retourne à l’innocence du langage pour dire l’authenticité des présences.