Artiste et autrice belge, Laurence Skivée a publié récemment aux éditions de La Lettre volée Le laveur de vitres, un récit sensible sur l’expérience intime de soi et la rencontre. Récit fragmentaire, qu’on pourrait aussi lire comme un poème narratif, ce texte déploie une voix poétique délicate.

Comment se délester du poids de l’histoire qui nous charge ? Comment demeurer à l’écoute du présent sans sombrer dans le silence et la nostalgie ? Deux métaphores, au moins, se déploient dans ce beau texte de Laurence Skivée, celle d’une lumière qu’il faudrait laisser entrer, d’une chaleur vivace à laquelle ne plus refuser de céder tant elle suscite en nous l’élan solaire de vivre ; celle de ces espaces de soi à alléger des salissures du temps, espaces extérieurs comme intérieurs, défaire le corps des années

« J’apprends. Tout ce qui ne s’apprend pas :

la solitude, l’indifférence, la patience, le silence.

Je me déshabitue de tout.

Je délaisse la poussière, qui se pose doucement. »

Sans pathos et pleine d’une sensibilité poétique, l’écriture de Laurence Skivée joue sur ses propres silences pour mieux évoquer la mosaïque des cœurs.

« Trop de morts autour de nous. Comme un travail. Sans explication.

Écriture à l’oeil crevé. C’est me laisser seule dans leurs mains. »

Si elle renonce à la linéarité de la narration et au récit explicatif, le texte n’en est pas moins d’une clarté qui se déploie à mesure, qui défile sa danse et apprivoise sa propre voix.

« Quelle absence que d’écrire.

Jusqu’où ira ce qui a lieu ? »

Pas de linéarité, certes, mais le récit d’une solitude qui s’ouvre au monde, et un acte fondateur de la dramaturgie qui se joue :

« Passé la quarantaine, je deviens paresseuse.

J’apprécie de plus en plus la lenteur.

Je décide d’engager un laveur de vitres. »

Alors, la narratrice conjugue la recherche de son propre apaisement à la découverte de l’autre. Rencontre fondamentale, qui dit aussi cette lassitude et le besoin de l’autre

« J’ai fini artiste. Flâner me correspond. Éviter les horaires, la foule.

La plupart du temps, je regarde. La contemplation, c’est quelque chose.

J’écris. Je dessine. Je photographie. Je réalise quelques collages.

Je creuse. Je laisse afin que tout prenne forme. Riche parcours. »

Cet homme qui ouvre lentement son quotidien devient le symbole secourable du deuil de l’histoire et cristallise progressivement imaginaire et fantasme, désir et rêverie. Non pas qu’elle s’y enferme pas crainte, mais plutôt qu’elle laisse lentement advenir la possibilité de la douceur. Comme deux animaux sauvages, la narratrice et le laveur de vitre semblent poursuivre une chorégraphie où ils se découvrent sans se toucher, se touchent en silence – c’est l’échange même, au sens fort, des présences qui ouvre au dépassement du drame intérieur individuel, au malaise intime.

« Mais peut-être, sans le savoir, symbiose muette, tente-t-il désespérément de me connaître. Peut-être interprète-t-il sans fin chaque signe perçu : qui es-tu, que fais-tu, toi qui lis, toi qui ranges, toi qui fais table rase plusieurs fois par jour. »

Chorégraphie, en ce que le poème, fût-ce un récit, joue la légèreté de ces corps qui ne s’affrontent pas, comme au seuil de l’effleurement ; preuve encore – qui ne cesse de nous manquer – que l’autre demeure une si belle ouverture à soi, et donc au dépassement de soi-même / « Il n’est pas mauvais de parfois disparaître. »

Chorégraphie, en ce que le récit, fût-ce un poème, déploie ces deux corps qui émergent progressivement, l’une de sa voix, l’autre de son silence, et d’un silence qu’il ose parfois rompre d’un mot, d’une lettre, jeu de balancier qui met l’être en branle et au monde / « Le mouvement naît de cette oscillation entre la tension et la détente.

C’est quelque chose. »

Ce n’est pas une histoire d’amour, pas seulement une histoire d’amour, ni tout à fait ; bien plus : un geste de rencontre, le désir et l’absence /

« Je suis dans un amour entre vivre et mourir. Cela me suffit.

Plus rien de lui n’est là que cette absence flottante. »

une écriture poétique précieuse qui apprend à se délester pour énoncer les présences.

Crédit photo : (c) Nicoletta Molino, 2023