Zone Critique publie la seconde partie de l’article de Frédéric Canovas qui, dans le cadre du dossier dominical consacré aux “Ecritures de l’homosexualité masculine” évoque la figure importante d’André Gide, autour de son oeuvre Corydon, un texte qui cristallise une vision singulière de la question (homo)sexuelle et déploie ouvre à une cartographie de la vision de ses contemporains.
Plus encore que ses deux pamphlets contre le colonialisme, Voyage au Congo (1927) et Le retour du Tchad (1928), et que ceux dénonçant le régime communiste, Retour de l’URSS (1936) et Retouches à mon Retour de l’URSS (1936), Corydon aura joué un rôle fondamental, durant l’entre-deux guerres, dans la prise de conscience de l’existence d’une autre forme d’injustice sociale : celle liée à l’orientation sexuelle.
De Wilde à Proust
De nombreuses notes du dossier préparatoire de Corydon concernent Oscar Wilde. Le silence éloquent et inexpliqué de Gide lors du procès et de la condamnation de Wilde en 1895, au moment où la presse française redouble d’articles pour ou contre cet autre martyr homosexuel que fut l’écrivain irlandais, peut-il expliquer en partie le fait que Gide ait finalement pris le risque, quinze ans plus tard, de faire don de sa personne pour l’avancement de la cause homosexuelle ? L’allusion au procès de Wilde dans l’incipit de Corydon le laisse penser et il n’est pas exclu qu’il ait fallu tout ce temps à Gide pour se remettre du scandale de 1895 et du choc que le sort vécu par Wilde a pu provoquer chez lui, avant de tenter ensuite d’organiser une riposte, même si les velléités d’écrire sur la question homosexuelle semblent apparaître quelques mois plus tôt déjà sous la plume de l’écrivain. Dès 1894 en effet, soit avant même l’incident à l’origine de l’affaire Oscar Wilde, au sortir d’une lecture des Perversions de l’instinct génital d’Albert Moll (1893), Gide déclarait à son confident de l’époque Eugène Rouart : « J’écrirais quelque chose de rudement mieux sur ce sujet, il me semble. » (je souligne) Le choix du mode conditionnel dans la phrase indique, comme nous l’avons déjà vu plus haut, combien le projet de Gide reste encore hypothéqué à toutes sortes de réserves et d’appréhensions que le procès et la condamnation de Wilde l’année suivante ne vont que renforcer. Si Gide parvient à les dépasser en partie pour se lancer finalement dans la rédaction d’une première version du texte en 1909, ses inquiétudes n’ont pas pour autant disparu ainsi qu’il l’exprime dix ans plus tard dans une lettre à sa traductrice anglaise Dorothy Bussy, alors qu’il s’apprête à faire imprimer de manière anonyme un nouveau tirage à 21 exemplaires des deux premiers dialogues : « La partie que je m’apprête à jouer est si dangereuse que je ne la puis gagner sans doute qu’en me perdant moi-même. » De façon significative, la genèse et l’histoire éditoriale de Corydon racontent le long et douloureux cheminement de son auteur jusqu’au moment où il acceptera enfin de donner de son texte sous son nom une édition moins confidentielle au printemps 1924.
La décision d’apporter à Corydon un auditoire plus large n’est sans aucun doute nullement étrangère au fait que Proust ait lui-même fait paraître les deux tomes de son Sodome et Gomorrhe quelques mois plus tôt.
La décision d’apporter à Corydon un auditoire plus large n’est sans aucun doute nullement étrangère au fait que Proust ait lui-même fait paraître les deux tomes de son Sodome et Gomorrhe quelques mois plus tôt. On sait combien Gide se sentit révulsé par la figure des « sodomites » et des « invertis » proustiens, à laquelle il opposait celle du « pédéraste » qu’il revendiquait lui-même, convaincu que la vision proustienne de l’homosexualité ne pouvait qu’induire le public en erreur et perpétuer au sein du public un jugement défavorable vis-à-vis de l’ensemble des homosexuels. Corydon est donc à replacer entre les deux figures tutélaires de l’homosexualité dans la littérature européenne du début du XXe siècle : Oscar Wilde et Marcel Proust. Entre 1895 et 1924, pour reprendre ses propres mots, « combien d’arrêts, de réticences et de détours » l’entreprise de Gide n’a-t-elle pas subi. C’est que son auteur ne se place pas, quant à lui, sur le plan de la littérature même s’il s’inspire, dans son troisième dialogue notamment, des œuvres de Virgile, de Montesquieu, de Goethe, de Gourmont et de Barrès pour ne citer que ces derniers. Dans Corydon, le discours de Gide se rapproche davantage de celui du naturaliste qui cherche à intégrer l’homosexualité dans l’ordre des phénomènes présents dans la nature en tous lieux et à toutes les époques. Plus encore que la représentation romanesque et souvent grotesque que Proust vient de donner de l’homosexuel dans Sodome et Gomorrhe, c’est celle véhiculée par une littérature scientifique dégageant, pour reprendre les mots de Gide, « une intolérable odeur de clinique » que l’écrivain rejette et contre laquelle il souhaite s’élever : de fait, le personnage éponyme accusé de « penchants dénaturés » a fait de « brillantes » études de médecine, apprend-on dès la première page du texte. Les traités moralisants de ces médecins « n’ont pas su me satisfaire, déclare Corydon ; je voudrais parler de cela différemment. » Mais Gide n’est ni médecin ni naturaliste et ses tentatives successives pour élaborer des démonstrations parfois fastidieuses ont pu décourager ses lecteurs les plus sensibles (« C’est que je m’adresse et veux m’adresser à la tête et non point au cœur ») et encourager au contraire ses détracteurs les plus cyniques. Pour le lecteur contemporain, le style et l’approche de Corydon tiennent plus de la prose de Remy de Gourmont dans son Essai sur l’instinct sexuel que du discours des sciences sociales auxquelles on songerait de prime abord lorsqu’on aborde le sujet de l’homosexualité.
Corydon pédéraste
Dans Corydon, Gide demeure cependant malgré lui un littéraire avant tout, un écrivain pétri de culture classique (Aristote, Platon, Diodore de Sicile, Plutarque figurent en bonne place dans le texte) et, de bien des manières, son projet trouve tout naturellement sa place dans sa trajectoire littéraire et dans la dimension autobiographique qui traverse toute son œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’élaboration de Corydon suit de près celle de Si le grain ne meurt, l’autobiographie de Gide, et si l’histoire éditoriale des deux textes est intimement liée : la seconde édition anonyme de Corydon et celle tout aussi confidentielle des sept premiers chapitres de Si le grain ne meurt sortent toutes deux des presses de l’imprimerie Sainte-Catherine à Bruges au printemps 1920, comme la mise dans le commerce des deux livres par Gallimard en 1924. Du propre aveu de Gide, s’exprimant au sujet de Corydon, « je ne prétends n’y point parler en spécialiste, mais en homme. » Ne procédait-il pas de la même manière dans son autobiographie, et bien avant celle-ci, dans certains de ses récits inspirés de sa propre vie comme L’Immoraliste, convaincu que « tout homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition » et que le lecteur se reconnaîtra dans le portrait qu’il fait de lui-même ? Le ton du récit de Corydon se rapproche davantage de celui de Michel dans le récit de 1902 que de l’ironie de Paludes ou des Caves du Vatican. Du reste, Gide l’annonçait clairement dans sa préface à la réédition de 1924 de Corydon : « Je n’écris pas pour amuser et prétends décevoir dès le seuil ceux qui chercheront ici du plaisir, de l’art, de l’esprit ou quoi que ce soit d’autres enfin que l’expression la plus simple d’une pensée très sérieuse. »
Peut-être Gide avait-il saisi toute la difficulté qui était la sienne dans ce « terrible livre » : démontrer de la façon la plus scientifique possible (pour l’époque) le caractère éminemment naturel de l’homosexualité, ou en tout cas d’une certaine forme d’homosexualité […].
C’est peut-être justement à cause de l’absence « du plaisir, de l’art, de l’esprit » qui caractérisent si souvent les œuvres de Gide et la volonté affichée, au contraire, d’y paraître le plus « sérieux » possible que Corydon peut décevoir les lecteurs contemporains qui lui préféreront la représentation grotesque, certes, mais qu’on peut peut-être qualifier de divertissante, d’un Charlus et d’un Jupien chez Proust, rappelant le goût des homosexuels pour les mises en scène et le travestissement. Corydon dénonce aussi (et tenterait d’excuser) ses propres faiblesses. Peut-être Gide avait-il saisi toute la difficulté qui était la sienne dans ce « terrible livre » : démontrer de la façon la plus scientifique possible (pour l’époque) le caractère éminemment naturel de l’homosexualité, ou en tout cas d’une certaine forme d’homosexualité (celle du pédéraste attiré par les adolescents), tout en négligeant de façon assez inexplicable d’ailleurs les formes les plus fréquentes et communes de l’homosexualité telle qu’elle se manifestent dans la société, stigmatisant ses représentants sous les noms de « sodomites » (pour homosexuels actifs) et d’ « invertis » (pour les homosexuels passifs) et faisant l’impasse entre autres sur la possibilité qu’un homosexuel puisse être à la fois actif et passif, ou passif et d’apparence masculine. Si le narrateur ne trouve pas chez Corydon « ces marques d’efféminement que les spécialistes retrouvent à tout ce qui touche les invertis », c’est que Corydon est pédéraste. L’idiosyncrasie sexuelle de l’écrivain, à qui le rapport anal n’inspirait que dégoût et pour qui tout relation sexuelle semble ne s’être jamais résumée qu’à une forme de rapport, décrit sommairement dans la première page de Si le grain ne meurt, où les amants s’accouplent « l’un près de l’autre, mais non l’un avec l’autre », a sans aucun doute joué un rôle non négligeable dans l’approche que Gide a donné de l’homosexualité dans Corydon. C’est aussi pour cette raison sans doute que ce texte, et la conception gidienne de l’homosexualité plus généralement, ne sont pas vus d’un très bon œil par une partie des études sur le genre dont les tenants jugent la position de Gide à la fois trop restrictive et trop intolérante, lui préférant de loin la vision plus ouverte et moins discriminatoire d’un Proust ou d’un Genet qui n’ont pas hésité à mettre en avant certaines des caractéristiques les plus bizarres (« queer ») de la sexualité homosexuelle pour en faire un motif de fierté.
Un élan vers de nouvelles découvertes
Dans Corydon, le lecteur sera parfois surpris d’entendre le personnage éponyme reprocher à l’homosexualité « ses dégénérés, ses viciés et ses malades. » Curieuse manière de faire la défense de l’homosexualité. Ici, comme ailleurs, Gide n’échappe pas toujours aux préjugés de son époque (comment le pourrait-il d’ailleurs ?) et les traces d’homophobie refoulée sont aussi présentes que celles de misogynie et d’antisémitisme latents, une misogynie et un antisémitisme ambiants certes et qu’on ne saurait reprocher à Gide seul sans incriminer toute la société de son époque, mais qui n’en demeure pas moins surprenante pour les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui comme peut par ailleurs choquer l’apologie des relations d’un adulte avec un adolescent alors que le scandale des prêtres pédophiles dans l’église catholique et les diverses affaires (Outreau, Dutroux, Le Scouarnec, Gabriel Matzneff, Olivier Duhamel, etc.) remettent en cause certaines des attitudes héritées de la culture permissive des années 70. L’argument principal de Gide dans Corydon, consistant à affirmer que « là où vous dites ‘contre nature’, le mot ‘contre coutume’ suffirait », ne tient pas face au poids de la réalité, et encore moins en 2022 qu’au moment où Gide écrit son plaidoyer, c’est-à-dire à une époque où le silence hypocrite de la société, entretenu par l’Église et les milieux littéraires pouvaient encore expliquer qu’on tolérât, contrairement à aujourd’hui, le fait qu’un adulte puisse exercer, y compris « sans violence, contrainte, menace ou surprise », une atteinte sexuelle sur la personne d’un mineur de moins de quinze ans, comme le décrit l’article 227-25 du code pénal réprimant ces comportements.
On le voit, le propos de Gide dans Corydon a bel et bien vieilli avec le temps et semble pour le moins dépassé. La forme du texte, quant à elle, demeure d’une étonnante modernité à l’image des textes les plus audacieux de l’écrivain. Au tout début du troisième dialogue, Corydon confiait à son interlocuteur combien « l’importance d’un nouveau système proposé, d’une nouvelle explication de certains phénomènes, ne se mesure point uniquement à son exactitude, mais bien aussi, mais bien surtout, à l’élan qu’elle fournit à l’esprit pour de nouvelles découvertes, de nouvelles constatations… » Si les propos de Gide dans Corydon ne sont pas d’une exactitude sans faille, loin s’en faut, au moins auront-ils fourni à l’esprit des générations suivantes un ferment indispensable et si longuement attendu pour leur permettre de s’élancer sur les voies de la libération sexuelle et vers « de nouvelles découvertes, de nouvelles constatations… »
Frédéric CANOVAS
- André Gide, Corydon, Gallimard, 1920