Le dernier recueil de Jean-Patrice Courtois, Descriptions, paru aux éditions « Nous » présente une série d’images, mosaïques composites et matérialistes du monde, description globale du vivant et du vécu, et du vivant par le vécu, qui ne tombe jamais dans l’excès d’une écriture pédagogique mais cherche cette « part jaune du cerveau [qui] se suicide dans les fleurs », qui grouille sous nos pieds.
L’étendu-matière du vivant
Aussi, « mettons que je garde une mèche unique dans une enveloppe, mettons que l’enveloppe soit dans l’exposition et mettons que j’existe réellement », quelque chose de ce moi appartient au monde, s’y affirme et affirme par la même sa dépendance au palpable. Poésie de la matière, mouvement chimique qui figure une écriture du vivant, le texte de Courtois sérigraphie des images scientifiques qui révèlent la galerie souterraine de la vie humaine.
« La corrélation des vivants atterrit dans la corrélation des mémoires invisiblement dépendantes qu’elles sont d’une effectuation expérimentée au lieu localisable d’un territoire commun. Les 17 archipels mélanésiens atolls nucléaires radioactifs figurent les témoins fissurés de la génétique qui a modifié la tessiture des oiseaux atolliques. Il n’y a de chant que muet, c’est l’espace, le chanteur d’après. » Et au seuil de l’écriture post-silence, le poète met à nu, dévoile dans la chair que l’on promène l’envers, là où « le signe des choses se voit sous brosse brute. »
On pourrait se méprendre, croire ça ou là à une écriture inaccessible, à une pose, un mouvement de l’écriture qui s’étouffe dans le trop-plein d’un discours sur le vivant. Mais si l’on creuse, la poésie révèle ce qu’elle dit de l’universel dans une prose minutieuse, porte témoignage :
« Le fonctionnement des fonctionnements touche aux communautés microbiennes qui respirent plus fort enrichissent l’air de CO2 avec le carbone de sol se réchauffant. Les microbes du sol réchauffé augmentent par chaleur la réaction devenue plus intense que dans les sols chauds tropicaux accélèrent la production et la respiration des vieux minuscules accumulent du gigantisme concentré gazeux indécelable ordinaire mesurable en bout de chaîne. »
Ce dont témoigne l’écriture exigeante de Courtois semble bien nous diriger vers l’éclat d’une connivence du sujet avec son espace, d’une réflexion sur la géographie du vivant qui se distingue par l’affirmation d’une co-présence.
L’écriture exigeante de Courtois semble nous diriger vers l’éclat d’une connivence du sujet avec son espace, d’une réflexion sur la géographie du vivant fondée sur une co-présence affirmée
« ((en cette contrée la terre n’était qu’une plainte unie comme la mer et couverte d’absinthe dit l’historien (en cette mer la terre n’était qu’une plaine de visages couverte de modifications silencieuses (un témoin parle dit un poète qui témoigne qu’un témoin parle »
Il y a une forme d’enchâssement du monde, refoulé pascalien de l’infiniment petit au creux de l’infiniment grand. Tout clame et affirme le truisme du vivant vivant, truisme dont on oublie qu’il est le versant de la contingence du sujet. On pourrait lire là un appel à l’humilité, qui s’incline face à la poésie du monde et à la poésie de la poésie : « La géographie des noms n’est jamais meilleure que la géographie des phrases. » S’inscrire dans l’immensité d’une histoire de la matière et du monde moderne, s’affirmer dans la marche du monde, là où « (les corps fatigue danse échelle 1 : 1 », là où « [la] phrase qui rend le sol intéressant pour la danse est une métamorphose du sol en phrase pour la danse. »
Photographier le palpable
Image de poésie, photographie du mythe, scène de l’écriture et du vivant comme danse, lorsque « (le sol rouge heurte le bleu de l’artifice chimique liturgique faisant que l’échelle de la figure se mesure en bleu (le photogramme fabrique l’oubli du futur projeté sur une image en l’écrasant sur sa surface (pas d’illimitation par dehors de l’image étirable (que : sol nu de sable »
Et si la poésie devient une photographie du monde, plutôt que de l’homme et de son intériorité, c’est pour mieux montrer la réalité du paysage : « (la photographie du mythe muet en noir lyrique plat délocalise les choses agglomérées sur le lieu d’une colle ». Viendra le jour où « [la] possibilité des fenêtres apparaîtra de façon écrasante », la poésie déploiera son pouvoir réalisant, sa puissance alchimique de fusion :
La poésie de Courtois devient une photographie du monde, plutôt que de l’homme et de son intériorité, pour mieux montrer la réalité du paysage
« la cohabitation langage/image répertorie : les liaisons du système nerveux (pied qui pend contractions musculaires involontaires et concomitance de contractions faciales (par où passe l’âme dans le corps (lien sans lieu plus lieu sans matière ( : sauf un langage ancien qui dit : l’âme est un corps à fine structure distribuée partout dans le corps tellement fine qu’en lui/le corps elle/l’âme est co-affectée avec le reste de l’agrégat) – et : le nuage brumeux quotidien le serpent suisse eau montagne merveilleux nuage »
Ce mouvement qui nous lie au végétal, voire plus généralement au monde, reproduit les ramifications de la terre, prolongeant la métaphore de l’histoire derrière l’image des racines : « Traduction : semble à une psychose (la forêt). » : Et la forêt se fait « choc psychologique collectif », dont les racines sont le « refoulement et précipitation au profond du profond ». Là où je suis terre, pan d’histoire, part de l’agrégat, je me joue au sein de l’espace – poésie des lieux – et l’image poétique est une carte terrestre : « (le vu le zéro son pour l’image les raisons d’opérer plus les tirs tout a eu lieu (voir dans la photographie : au mur une carte de géographie sans trous assez grande » ; c’est là seulement, dans le flux alchimiste des mouvements, dans la danse de la terre que se forme « la pensée forme libre du temps logé en un lieu forme la ruine libre du présent dans la bouche : un agrégat dans une séquence bipe la muse ».
Écrire, parler : exprimer, c’est se dire situer, exclamer le lieu et la pluralité des lieux dans la pluralité des voix, une géographie du vivant qui excède le vécu. On voit alors se propager l’agrégat sans fin d’une poésie du vivant cumulatif, métaphore de l’histoire et de la mémoire, là où l’écriture devient porteuse de traces et embarque avec elle la danse d’une complexité flamboyante de la vie. Et alors « un poète dit : « à la contiguïté universelle des métamorphoses succède la similarité du morphing lent des corps archivables »
« Mettons que je m’appelle comme je m’appelle mettons que je sois enveloppée sans besoin d’espace plus étendu qu’un corps », mettons alors que je découvre cette matière dans l’effervescence du lieu qui m’agite, alors « les choses les lieux la poésie l’art les moyens de déplacement qualifient l’espace par la place qu’ils sont. »
Énoncer sa place, une fois le corps compris dans l’ordre du monde, comme une manière de jouer l’identité impalpable du vécu dans l’immensité intouchable du vivant : « le végétal ignore la plainte ni ne veut qu’on se plie à sa plainte ensachée palpable micro définissable par la combinaison intégrale cellulose le saule flexible l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle »
Bibliographie :
Courtois, Jean-Patrice, Descriptions, éditions « Nous », 2021.