Dis leur qu’ils ne sont que cadavres. Sous ce titre énigmatique se cache une prose fougueuse et enivrante, comme un verre d’alcool que l’on boit à la hâte. Une épopée furieuse à dévorer d’une traite !
« Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres et que jamais ils ne ressusciteront d’entre les morts ». Ce cri de guerre d’Antonin Artaud résonne à toutes les pages et embarque le lecteur dans une aventure aussi burlesque qu’épique, aussi poétique que baroque. Le livre de Jordi Soler est assurément déconcertant, il s’épanouit en ligne de fuite et nous propose un voyage dont nous ne revenons pas indemnes. Les personnages sont déjantés, les actions multiples et les lieux incalculables. Salmigondis sublime où se mêle tour à tour la beauté sauvage du Mexique, les paysages musicaux de l’Irlande et le charme intemporel de Paris.
L’ensemble est fédéré autour d’une image, celle d’Antonin Artaud. « Yeux bleus de langueur, noirs de souffrance. Il est tout en nerfs ». Ce parangon de folie et d’excitation entraîne le narrateur dans une histoire rocambolesque à la recherche d’une relique pour le moins déconcertante, la mystérieuse canne de Saint Patrick – et du poète. En effet, il semblerait bien que le passage d’Artaud au Mexique dans la mystérieuse tribu des Tarahumaras où il aurait reçu le bâton sacré de la part d’un sorcier ait laissé des traces. Après lui, dire de quelqu’un qu’il est « comme un poète français » revient à le traiter de cinglé. C’est d’ailleurs son passage en Irlande pour restituer l’objet qui a provoqué son internement. Le narrateur, attaché culturel fantoche déployé en Irlande, éprouve une passion dévorante pour Artaud et la boisson. Celle-ci devient un viatique indispensable pour notre trépidant voyageur. Dans sa quête, il est accompagné d’un poète irlandais édenté et d’un collectionneur aux lubies pour le moins étranges. Tous trois suivent les préceptes d’Artaud à savoir drogue et poésie et sont animés par le désir illuminé de retrouver cette relique littéraire.
Avec ce livre, Jordi Soler renoue avec une tradition littéraire sous l’emprise de psychotrope.
Et c’est parti pour un périple haut en couleur où la religion croise la mystique, le réel rejoint la fiction et où le grotesque s’allie au sublime. « Je suis de ceux qui pense qu’une ligne écrite peut être une planche de salut ou une bombe » cette confession du narrateur s’applique au roman dont la caractéristique principale serait une écriture visuelle et dynamique au service d’une épopée hallucinée. Avec ce livre, Jordi Soler renoue avec une tradition littéraire sous l’emprise de psychotrope. Les descriptions sont enthousiastes, les métaphores brûlantes et la langue fluide. « Et elle disait cela avec un accent croate, un accent dur qui s’emmêlait avec ses gémissements d’animal, d’animal agonisant dans l’autocombustion de la luxure et du rut, cette fièvre balkanique qu’en ces moments-là je percevais comme un au-delà étouffant, comme l’urgence de me fondre à tout jamais dans mon épouse croate.» La phrase est libre, débridée, se prolongeant jusqu’à atteindre le mot juste. Ce style presque démoniaque pourrait faire penser à celui de Genet par ses formes poétiques et crues voire même de Joyce pour sa parole sans restriction, expérimentale car très orale.
A l’image du récit, le ton varie aussi rapidement que l’humeur des personnages et on se surprend parfois à trouver une certaine gravité dans les propos de l’auteur mais sans jamais perdre de vue cette langage déchaînée, proche du flux de conscience. « J’avais la tête remplie d’un grondement, le grondement de la préoccupation et des idées obsessionnelles. Nous devrions être davantage hyperboréens, regarder la vie avec un horizon plus vaste, et en accord avec ce point de vue, pensais-je du fond de mon grondement rendu mélancolique par le fiddler. »
Une expérience littéraire et humaine qui ravira les lecteurs amateurs d’exotismes et d’expérimentations langagière.
- Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres, Jordi Soler, édition Belfond, septembre 2013, 236 pages, 18 €
Pierre Poligone