Comme une main tendue au-dessus d’une frontière toujours sensible, les auteurs du Nord et du Sud semblent se rapprocher, des points communs qui n’existaient pas avant se faisant jour. Auparavant rurale et ancrée dans un passé encore traumatique bien qu’éloigné des Troubles, la littérature irlandaise tend de plus en plus à se rapprocher des lettres de l’Ulster, florissantes ces dernières années. Désormais, les auteurs du Sud font eux aussi des villes le cœur de leurs textes, mais ils continuent généralement à laisser les tensions Nord/Sud aux romanciers du Nord. Entre ciel de plomb, langues de sang et plumes palpitantes, ces deux Irlande sont plus vivantes que jamais. 

Lettres du Nord, mots du Sud : des accords de paix 

Le Brexit a ravivé les tensions entre Irlande du Nord et République d’Irlande, chatouillant une cicatrice encore très sensible. La frontière qui barre l’île est une balafre toujours à vif que la rupture entre Royaume-Uni et Europe a menacé de rouvrir. 

La politique imprègne de bien des manières la littérature de Belfast et celle de Dublin, toutes deux florissantes et dialoguant étonnamment entre elles, au-delà de toutes ces tensions. Depuis peu, des ponts peuvent être tendus entre les deux capitales tandis qu’auparavant, les lettres de l’Éire restaient rurales, verdoyantes, résolument catholiques et trouvaient leurs sources dans les traumatismes qu’ont été la colonisation britannique et la Grande Famine au mitan du XIXème siècle, menant à l’immigration vers les États-Unis. 

L’Éire – quitter la lande pour la ville 

Claire Keegan, Colm Tóibín et Joseph O’Connor, entre autres, se sont souvent nourris de ce passé agreste à l’odeur de tourbe, faisant pour certains du catholicisme et de la pauvreté campagnarde leurs sujets de prédilection, tandis que les autres se concentraient sur l’exil – mais, à l’exception de la première, cela ne les a pas empêchés de fouler une kyrielle d’autres terres. Malgré la présence pesante de ce passé, les Troubles restent souvent absents des textes irlandais, notes de bas de page dans la bibliographie des auteurs du sud de l’île d’Émeraude, thèmes d’un texte court ou sujet d’un roman mêlé à d’autres – les auteurs nord-irlandais, eux, construisent presque toujours leur œuvre autour de cette béance cuisante, semblant ne pas avoir le choix.

Au Sud de l’île, celui qui pourrait faire le lien entre ces auteurs installés de longue date et ceux qui semblent constituer la nouvelle garde, n’est autre que Paul Lynch. En effet, comme ses prédécesseurs, son encre sourd des champs irlandais, mais il revendique l’appartenance à cette terre : quatre de ses cinq romans fleurissent sur la lande. Trois ont pour décors sa campagne d’hier tandis que son dernier, Le chant du prophète,regarde vers demain. Se déroulant à Dublin et non plus dans les petites villes rurales, ce livre met en scène des dérives totalitaires qui mènent inexorablement le pays à sa chute – la politique est donc centrale ici, mais il s’agit de celle d’un futur très proche quoique incertain, pas des tensions du passé. 

Aujourd’hui, toute une frange d’écrivains irlandais au début de leur carrière se tourne ainsi vers les villes qui éclipsent les champs et les collines de jade, se rapprochant donc peut-être malgré elle de la littérature de l’Ulster. Ce n’est certes pas le cas de Sally Rooney, figure incontournable des lettres irlandaises contemporaines, qui fait pourtant de Dublin le cœur battant de ses livres, celui dont le rythme épouse le pouls de ses personnages, notamment dans Intermezzo – elle est l’image d’une littérature du désenchantement et du présent, du féminisme timide qui se retrouve aussi chez de nouvelles voix telles que Naoise Dolan et Megan Nolan.