Un entretien réalisé par Maxime DesGranges et Pierre Poligone.

Arnaud Nourry est de retour. Après avoir observé un temps de recul et de discrétion, l’ancien P-D.G du groupe Hachette a fait un retour remarqué dans le monde de l’édition en juin 2024 avec la création d’un nouveau groupe indépendant : les Nouveaux Éditeurs. Alors que les premières maisons du groupe commencent tout juste à placer leurs livres sur les tables des libraires, Arnaud Nourry a reçu Zone Critique dans ses bureaux parisiens afin de donner sa vision du métier, et dévoiler davantage de détails sur cette nouvelle aventure éditoriale.

Zone Critique : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au monde du livre ?

Arnaud Nourry : Mon parcours vers l’édition a été inattendu. Avant d’intégrer Hachette à 29 ans, je ne m’imaginais pas travailler dans ce secteur. Diplômé de l’ESCP, j’avais plusieurs opportunités professionnelles et j’ai choisi celle-ci sans hésitation.

Ma mère, bibliothécaire et libraire, nous a immergés, mes frères et sœurs et moi, dans l’univers des livres dès l’enfance. Chaque mercredi après-midi, nous fréquentions la bibliothèque de la rue Saint-Placide. J’ai grandi au milieu des livres, entre les classiques et les albums illustrés. Ce sont ces souvenirs qui ont forgé mon amour pour la lecture. Ce lien personnel avec les livres a rendu mon choix professionnel évident : pouvoir travailler dans l’édition et en vivre était une opportunité enthousiasmante.

“Mon retour devait se faire avec un projet qui ait du sens. “

Zone Critique : On sait que votre éviction de la présidence de Hachette était consécutive à vos prises de position contre la fusion de votre groupe avec Éditis, finalement annulée. Après votre départ, était-ce une évidence de revenir à l’édition?

Arnaud Nourry : La fusion que vous évoquez n’a pas eu lieu, je m’en félicite.

Après ça, et 18 ans passés chez Hachette, j’ai éprouvé le besoin de prendre du recul. Pendant deux ans, je pensais ne plus travailler. Je venais de devenir grand-père, et ce nouveau rôle me comblait. J’ai aussi profité de cette période pour me consacrer à des projets culturels par plaisir, sans ambition particulière. Mais l’édition m’a rattrapé. Je me suis rendu compte que j’avais encore de l’énergie, des idées et, surtout, une envie de bâtir quelque chose de nouveau. J’adore cet univers, les gens qui le composent, les échanges stimulants qu’il suscite. Mon retour devait cependant se faire avec un projet qui ait du sens. Il fallait qu’il soit original, indépendant, qu’il apporte quelque chose de nouveau. C’est ainsi qu’est née l’idée des Nouveaux Éditeurs.

Zone Critique : Quel regard portez-vous sur le monde de l’édition aujourd’hui ?

Arnaud Nourry : L’édition reste un secteur fascinant. Chaque année, de nouvelles maisons voient le jour, des librairies continuent d’ouvrir et le marché demeure dynamique. L’émulation permanente du secteur est un signe encourageant.

On régénère des vocations et des talents, ce qui est prometteur pour l’avenir. Il y a de nouveaux actionnaires, des transmissions familiales, des acquisitions comme Humensis par Albin Michel ou les Éditions Delcourt par Editis… La concentration reste une réalité, ce qui peut être un sujet de préoccupation. Cependant, cette dynamique est contrebalancée par l’émergence de nouvelles structures indépendantes. Peut-être assistons-nous aujourd’hui à la naissance des futurs grands éditeurs de demain. C’est un écosystème unique, permis par la loi de 1981 sur le prix unique du livre, qui offre la possibilité à une personne talentueuse, qu’elle soit normalienne ou non, de créer sa maison d’édition, d’imprimer 2000 exemplaires et de les distribuer en librairie.

Je ne fais pas partie de ceux qui se plaignent de l’évolution du secteur. Contrairement à ce que l’on entend parfois, le marché du livre ne s’effondre pas. Il baisse par rapport à l’année exceptionnelle du Covid, mais reste stable comparé aux années précédentes. Il faut aussi relativiser les inquiétudes liées aux tendances du marché : il y a vingt ans, on critiquait l’essor de la bande dessinée ; aujourd’hui, on parle de la romance ou du manga. Le livre ne se limite pas à la littérature, et c’est dans sa diversité qu’il faut le voir. La France demeure un pays de livres quasiment unique au monde.

En revanche, un défi majeur subsiste : 40 % des Français n’achètent jamais de livres, et 15 % d’entre eux rencontrent des difficultés de lecture. Ce n’est pas seulement un problème d’édition, mais aussi d’éducation. Il est essentiel que nous nous interrogions sur ce que nous pouvons faire différemment. Beaucoup de ces personnes lisent sur leur téléphone ou leur tablette, ce qui signifie qu’elles n’ont pas renoncé à la lecture, mais que l’offre actuelle ne leur convient pas. Peut-être faut-il adapter les formats, les prix, les lieux de vente. Si nous réussissions à attirer ne serait-ce que 20 % de ces lecteurs potentiels, ce serait une formidable opportunité de croissance.

C’est vrai que j’ai constaté une certaine morosité ambiante, y compris chez les libraires. Pourtant, il y a tant d’énergie dans ce métier ! Certes, être libraire est exigeant : les marges sont faibles, les loyers élevés, et il faut gérer des stocks. Mais c’est aussi une passion, un engagement. L’édition n’est pas en reste : recevoir des milliers de manuscrits, en sélectionner quelques-uns, parier sur un texte, c’est un travail exigeant. Dans une grande maison d’édition, sur 5000 manuscrits reçus chaque année, il arrive que seulement deux soient publiés. Pourtant, ce métier conserve une valeur symbolique et culturelle immense. L’édition est un secteur où chaque acteur, du grand éditeur au libraire de quartier, joue un rôle clé dans la préservation et la transmission du savoir.

“Le livre ne se limite pas à la littérature, et c’est dans sa diversité qu’il faut le concevoir.”

Zone Critique : Allez-vous veiller à créer une cohésion d’ensemble parmi les maisons des Nouveaux Éditeurs? De quelle manière assurer cette cohésion ? Existe-t-il des critères particuliers, autres que financiers, pour qu’un projet intègre le groupe ?

Arnaud Nourry : D’abord, peut-être avant de parler du critère, il faut comprendre que les personnes qui montent leur maison d’édition au sein des Nouveaux Éditeurs s’engagent dans un véritable pacte. Dans les statuts de leur maison, il est inscrit que je m’interdis, ainsi que mes successeurs, d’influencer leur plan d’édition. C’est écrit noir sur blanc, et cela n’existe nulle part ailleurs.

Cela ne veut pas dire que nous ne réfléchissons pas ensemble sur le nombre de publications, sur l’orientation vers la fiction française ou étrangère, mais cela signifie qu’en aucun cas je ne peux imposer un titre ou intervenir dans les décisions éditoriales. C’est essentiel à comprendre : les maisons sont éditorialement totalement indépendantes.

Ensuite, nous sélectionnons les éditeurs sur le talent. Nous recherchons des personnes curieuses, mobiles, polyvalentes et engagées dans leur métier.

Zone Critique : Les Nouveaux Éditeurs indiquent que «nos maisons publieront des œuvres qui seront un miroir de la société, loin de tout a priori idéologique…» Comment à la fois concilier une liberté éditoriale, sans parti-pris idéologique, tout en restant fidèle à ses valeurs?

Arnaud Nourry : En vérité, le tri se fera en amont, bien avant la signature d’un pacte, et sera un critère important dans ma décision d’intégrer ou non une nouvelle maison. Je cherche des éditeurs curieux, ouverts, éclectiques et non partisans. Je peux parfaitement comprendre qu’on ait envie de mener un combat idéologique ou politique en tant qu’éditeur – je ne parle pas ici d’éditeurs « marqués à gauche » ou « marqués à droite », mais d’éditeurs militants qui mettent leur maison au service d’une cause. Simplement, je pense que ces éditeurs n’auraient aucun intérêt à monter à bord de LNE, et pour ma part, je m’emploierai à les aiguiller vers d’autres solutions. L’« esprit LNE » sera ensuite le meilleur garant contre d’éventuelles dérives, chacun ayant adhéré à un système de valeurs qui met le talent au-dessus de toute autre considération. 

Mon objectif a toujours été de faire en sorte que tout puisse être dit, écrit et publié, dans un même groupe mais parfois aussi dans la même maison. Et c’est précisément ces espaces de liberté-là que j’ai envie de créer et de renforcer au sein des Nouveaux Éditeurs.

“L’édition est un secteur où chaque acteur, du grand éditeur au libraire de quartier, joue un rôle clé dans la préservation et la transmission du savoir.”

Zone Critique : Vous souhaitez changer la donne en renouvelant les relations entre auteurs et éditeurs. Pourriez-vous évoquer ce nouveau modèle de contrat? Que trouvera un auteur chez les Nouveaux Éditeurs qu’il ne trouvera pas ailleurs ?

Arnaud Nourry : LNE c’est comme une famille de Maisons, avec un cadre chaleureux, humain, et une attention particulière portée aux auteurs, à qui nous offrons une véritable liberté dans toutes nos maisons.

Par exemple, concernant le contrat d’édition, le droit français est particulièrement favorable aux éditeurs : les droits d’exploitation d’une œuvre durent jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, et non après la signature du contrat. Cela signifie qu’en moyenne, un livre reste sous le contrôle de son éditeur pendant près d’un siècle.

Pour un auteur ou ses ayants droit, récupérer ses droits est extrêmement difficile. Si le livre continue à être exploité, ils doivent prouver que l’éditeur est défaillant, ce qui est une notion floue et peu définie dans la loi. Ainsi, même si des ouvrages restent stockés, poussiéreux, dans des entrepôts de distributeurs, ils restent sous contrôle éditorial, ce qui crée un déséquilibre profond entre une personne physique (l’auteur ou ses héritiers) et une personne morale (la maison d’édition).

Je pense que cette situation est inutile et injuste. C’est pourquoi je souhaite proposer un nouveau type de contrat aux auteurs, avec une durée plus courte et des rendez-vous réguliers pour rediscuter des conditions et renouveler l’engagement. Cela éviterait les blocages que l’on observe aujourd’hui, où certains héritiers n’ont plus aucun dialogue avec l’éditeur.

L’exploitation du fonds, c’est-à-dire les livres publiés il y a plusieurs années, est une ressource financière essentielle pour les éditeurs. Grâce aux nouvelles technologies, ils peuvent réimprimer à la demande et limiter les retours, ce qui leur assure une rentabilité durable. Il ne s’agit pas de priver les éditeurs de cette stabilité, mais de rééquilibrer la relation auteur-éditeur en les incitant à exploiter les œuvres sous peine de perdre leurs droits. Dans les pays anglo-saxons, ce fonctionnement est bien intégré : il n’y a pas de « mercato » du fonds éditorial, les éditeurs savent qu’ils doivent mériter la confiance des ayants-droit pour conserver leurs œuvres. Nous...