À l’heure où Roman Polanski remet au goût du jour Leopold von Sacher-Masoch avec son adaptation de La Vénus à la fourrure, Zone Critique est parti à la rencontre d’Olivier Cariguel, qui a établi l’édition du recueil des dix nouvelles Femmes Slaves (Éditions Pocket/Revue des deux mondes, collection « Agora »), de l’écrivain autrichien. Mais qui était exactement Leopold von Sacher-Masoch ?
Peux-tu nous retracer brièvement les étapes de la vie de Leopold von Sacher-Masoch ?
Leopold von Sacher-Masoch est né le 27 janvier 1836 dans l’actuelle Ukraine à Lvov où son père, Leopold von Sacher, fonctionnaire impérial de l’empire austro-hongrois, était préfet de police. Un « enfant faible et nerveux, d’une sensibilité vive et débordante » croit-on savoir. Dans sa prime jeunesse, Leopold le fils est très impressionné par les révoltes qui agitent l’Empire, notamment les soulèvements de paysans. Elles se déroulent sous ses yeux. En 1848, il assiste aux émeutes de Prague où le domicile familial abrite un foyer panslaviste. Les revendications d’émancipation des nationalités composant la mosaïque des peuples de l’Autriche-Hongrie seront très présentes dans son œuvre. L’autre aspect important de l’œuvre de Sacher-Masoch est bien sûr la dimension sexuelle, de laquelle le psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing tirera la notion de masochisme. Une prétendue tante Zénobie, qui n’était pas une de ses tantes en vérité, avait fait subir à Leopold une flagellation. Il avait une dizaine d’années. Telle serait l’origine traumatique de son goût pour le plaisir dans la douleur. Dernière caractéristique de sa personnalité, sur le plan politique cette fois : Sacher-Masoch est foncièrement antiallemand et antiprussien, au grand bonheur des écrivains et journalistes français qui favoriseront sa renommée en France. On est donc loin du portrait unilatéral et réducteur de l’écrivain érotique chantre de la femme fouettarde.
Quelle est l’origine du mot « masochisme » ?
La mère de Leopold s’appelait Caroline Masoch. Sacher-Masoch s’est fait voler la composante maternelle de son nom. Vers 1890, Richard von Krafft-Ebing, fondateur de la sexologie, reçoit dans son cabinet des confessions autobiographiques de patients : l’un d’entre eux lui raconte qu’il aime être fouetté et martyrisé par les femmes. Et il lui révèle que cela lui fait penser aux scènes décrites dans les romans de Sacher-Masoch et de Rousseau. Le mot « masochismus » est né, inventé par ce patient berlinois. Krafft-Ebing décrit ce plaisir comme une perversion sexuelle et lui consacre un chapitre entier dans son livre monumental Psychopathia sexualis : étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes paru en 1886 puis en France en 1895. Il a forgé aussi le mot « sadisme ». Krafft-Ebing qui constate qu’il y a un grand nombre de masochistes parmi sa clientèle rencontre un succès public ! Quant à Sacher-Masoch dont la célébrité va soudainement croître éprouvera un fort ressentiment après ce véritable hold-up !
La postérité de l’écrivain est donc en partie due à l’invention de ce terme de masochisme…
C’est tout à fait évident : le terme va connaître une fortune internationale et occultera le reste de son œuvre. Sacher-Masoch a écrit une quarantaine de livres parmi lesquelles des essais, du théâtre, des poèmes et surtout des récits, nouvelles et romans… Une fois mort le 5 mars 1895, tout le reste de son œuvre passe à la trappe, c’est-à-dire les dimensions historique, ethnographique, et philosémite ainsi que son projet littéraire ambitieux, Le Legs de Caïn, un cycle romanesque sur l’amour des sexes composé d’une vingtaine de nouvelles dont le célèbre récit La Vénus à la fourrure paru en 1870 en Allemagne.
À quelle date précisément les œuvres de Sacher-Masoch arrivent-elles en France ?
Ses longs récits paraissent en France à partir de 1872. La Revue des Deux mondes publie dans son numéro du 1er octobre 1872 Don Juan de Koloméa, le deuxième récit le plus connu après La Vénus à la fourrure. Outre l’apport d’exotisme de ses écrits, Sacher-Masoch sera très apprécié en France pour ses positions anti-germaniques et son rejet du chancelier Bismarck. Après la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, les quotidiens Le Figaro, Le Gaulois, la Revue des Deux Mondes puis la Revue bleue portent au pinacle l’écrivain tout en mettant de côté ou en gommant la dimension érotique de son œuvre.
Cette dimension érotique n’apparaît donc pas dans les critiques des journaux français.
Dans les Femmes slaves, il y a quelques nouvelles où l’homme se fait fouetter et humilier comme un bœuf de labour: il s’agit généralement d’un mari trompeur qui est l’objet d’une revanche.
Voici un extrait de la présentation de Don Juan de Koloméa résumant parfaitement les petits arrangements avec le texte original : ce récit traite le thème du mariage monogame « avec une originalité bizarre qui le rajeunit. Néanmoins, en l’offrant aux lecteurs de la Revue comme un échantillon de ce talent primesautier, nous avons dû abréger et atténuer quelques crudités. La Vénus à la pelisse nage déjà en pleine sensualité. » Un modèle de modération ! Note que la Revue des Deux Mondes ne fait pas d’oublis volontaires, elle ne censure pas. La Vénus à la fourrure non traduite en France du vivant de Sacher-Masoch est donc bien connue de la traductrice Thérèse Bentzon, l’une de ses deux introductrices en France. Dans les Femmes slaves, il y a quelques nouvelles où l’homme se fait fouetter et humilier comme un bœuf de labour: il s’agit généralement d’un mari trompeur qui est l’objet d’une revanche. C’est la mort du séducteur, la mort de Don Juan. La critique à l’époque célèbre en Sacher-Masoch le peintre qui mêle l’exotisme et la peinture historique. On le compare à Ivan Tourgueniev. La presse préfère mettre en valeur la position politique de l’écrivain. En 1885, consécration, il est fait chevalier de la Légion d’honneur !
Quel fut le rôle de la Revue des Deux Mondes dans la diffusion de l’œuvre de Sacher-Masoch en France ?
Entre 1872 et 1892, en l’espace de vingt ans, la Revue des Deux Mondes a publié 19 textes de Sacher-Masoch : 18 nouvelles et une petite critique. Belle fidélité à notre chevalier. La revue a ainsi publié en plusieurs livraisons les nouvelles Femmes Slaves, elle a joué un rôle pionnier et important dans la diffusion de son œuvre.
Pourquoi La Vénus à la fourrure est-elle entrée dans la postérité ?
Le titre à résonnance mythologique est limpide et visuel. L’intrigue du récit évolue dans un huis-clos, comme le film de Roman Polanski le montre très bien. Le fait que nous soyons débarrassés de l’environnement paysan et de l’environnement politique, tout en restant dans un univers très littéraire participe certainement du succès de l’œuvre. La première traduction due à Raphaël Ledos de Beaufort, qui est traficotée, n’a été publiée en France qu’en 1902, bien après la mort de Sacher-Masoch. Un commerce éditorial lié au masochisme se met en place et perdure encore : rééditions purement mercantiles, mais aussi éditions tronquées, traductions partielles, éditions pirates, faux livres de Sacher-Masoch…
As-tu vu le film de Roman Polanski ? Est-ce une bonne adaptation ?
Tour d’abord, le film s’inspire d’une pièce de théâtre qui est une adaptation du roman écrite par le dramaturge américain David Ives. Elle a été créée en 2011 à Broadway. Ce n’est pas la première adaptation théâtrale. Roman Polanski n’est donc pas parti du texte original. J’ai trouvé son film très fidèle au jeu de séduction, à l’emprise psychologique de la femme sur l’homme et au couple douleur/plaisir. C’est du théâtre filmé : Mathieu Amalric et Emmanuelle Seigner se confrontent seuls dans un théâtre vide avec un décor minimal à l’heure des répétitions. Jouant un rôle de metteur en scène, Mathieu Amalric fait passer des auditions, il cherche une comédienne, Emmanuelle Seigner arrive à l’improviste au moment où il s’apprête à partir. Elle réussit à le convaincre de l’entendre, que le rôle est pour elle. Je ne crois pas que le public trié du Festival de Cannes où il a été présenté en 2013 et le grand public aient été particulièrement touchés par cette transposition réussie, fidèle et même amusante. Ils ont dû être surpris. C’est un film intellectuel parce que Sacher-Masoch est un auteur intellectuel, contrairement à ce qu’on croit. Il n’est pas un écrivain érotique au sens où il n’y a pas de scènes de sexe auxquelles le public, compte tenu de l’étiquette réductrice collée à ce malheureux Sacher-Masoch, s’attend. J’ai vu récemment que deux réalisateurs hollandais Maartje Seyferth et Victor Niewuwenhuijs avaient réalisé en 1995 un film, pour le coup érotique, à partir de La Vénus à la fourrure.
Pourrais-tu revenir sur l’écriture de Sacher-Masoch : qu’est-ce qui fait sa singularité ?
Les traductions que nous avons recueillies dans la Revue des Deux Mondes ne sont pas signées bien qu’il soit probable que Thérèse Bentzon en soit l’auteur. C’était une pratique assez courante au XIXe siècle. Le style de Sacher-Masoch, romancier réaliste, est simple : il ne recherche pas les effets littéraires, c’est surtout un style d’atmosphère. Il reproduit une ambiance, un cadre et donne des impressions sur des paysages et des milieux. De même, au fil de ses descriptions, il y a beaucoup de dialogues et de références culturelles, historiques et ethnographiques. On trouve aussi des expressions vieillies mais charmantes. J’aime bien les Polonaises appelées « Les Aphrodites de la Vistule ».
Justement, se dessine dans ces nouvelles un prototype de la Femme slave. Qui est-elle exactement ?
Sacher-Masoch donne une description très précise des femmes slaves, il a la manie du classement, ses personnages sont stéréotypiques. La palette des peuples de la Mitteleuropa lui offre une belle matière. Le monde slave est en pleine effervescence à l’époque. Le secrétaire de Sacher-Masoch dans Wanda sans Masque et sans Fourrure, qui est un livre de souvenirs et de défense de Sacher-Masoch, écrivait : « Les femmes slaves sont presque sans exception des despotes-nées alors que les hommes slaves acceptent génitalement d’être dominés et même torturés par les femmes ». Voilà pour l’aspect psychologique. Ensuite il y a des descriptions physiques qui construisent la panoplie littéraire de femmes slaves chez Sacher-Masoch. Ses descriptions nous font entrer dans un magasin de vêtements pour hommes et femmes d’Europe centrale et de l’est. Sacher-Masoch est un fétichiste. Le vêtement est un élément central de ses descriptions, j’ai rédigé beaucoup de notes vestimentaires, il n’y a pas que la fameuse kazabaïka, traduite par les mots fourrure ou pelisse, alors que c’est une veste d’intérieur polonaise. Ce qui est sûr, c’est que les femmes slaves sont des femmes exotiques, aux très belles parures recherchées qui font tourner la tête de ses héros mâles.
Aurais-tu une citation de Sacher-Masoch qui pourrait donner envie aux lecteurs de Zone Critique de se plonger dans son œuvre ?
Peut-être une citation de la nouvelle Le banc vivant : un seigneur voit ses avances refusées par sa servante Matrina. Il la congédie sous un faux prétexte. Elle se réfugie dans la forêt, où des brigands l’hébergent. Puis elle réussit à le capturer pour en faire un banc vivant. Elle va ainsi donner des audiences, rendre la justice en s’asseyant sur son dos recouvert d’une fourrure. Beau renversement du rapport maître/esclave. C’est une vraie scène comique, drôle, quand l’épouse du seigneur vient chercher son mari qui sert de banc à la maîtresse-femme. Il y a par exemple cette description de Matrina au début de la nouvelle : « Avec cette taille svelte et souple, ses bottes de maroquin jaune, son jupon de percale chamarrée, son corsage rouge, sa pelisse de peau d’agneau brodée, sa chemise fine et blanche, bouffant gracieusement sous la fourrure noire, et ses longues tresses sombres qui se balançaient avec coquetterie jusque sur ses hanches rondes, la jeune paysanne avait une désinvolture pleine de charme et de voluptés asiatique. » On a ici un condensé : fourrure, tresses, hanches, jupe, étoffes, et puis surtout le cliché qui n’en est pas encore un avec ce zest d’exotisme sur la femme « pleine de charme et de volupté asiatique ». Ou bien à propos de Theodora il écrit : « son visage sévère, avec sa noire chevelure et ses grands yeux sombres, avait une expression démoniaque. » La femme « créature du Malin » est une mythologie tenace chez Sacher-Masoch.
- Leopold von Sacher-Masoch, Femmes slaves. Dix nouvelles, édition préfacée et annotée par Olivier Cariguel, Pocket/Revue des Deux Mondes, collection « Agora », n°363, 2013, 222 p., 8, 10€. Disponible aussi en version numérique aux Éditions 12-21, 11,99€, sur Amazon.
- Vient de sortir en DVD et Blu-ray, La Vénus à la fourrure, film de Roman Polanski, 2013, Mars distribution, 93 mn.
- Dans la même série « Revue des Deux Mondes » chez Pocket (collection « Agora ») ont déjà paru La Controverse Wagner, choix de textes ; Jean-Abram Noverraz, Souvenir de l’Empereur Napoléon Ier. .Journal du Retour des cendres ; Lafcadio Hearn, Lettres japonaises 1890-1903.
- Vient de paraître Rudyard Kipling, Sur la Guerre 1914-1919. Neuf lettres et un reportage, édition préfacée et annotée par Lucien d’Azay, 256 p., 8,40€.
- Consulter ici le site de la Revue des Deux Mondes et ses derniers numéros.
Propos recueillis à Paris en février 2014.