Illustration par Julia Reynaud
L’œuvre de François Beaune s’articule autour du portrait. Chacun de ses livres met en scène des personnages, fictifs ou réels, qui se racontent à la première personne. On y découvre ainsi des trajectoires singulières et des parcours sinueux qui révèlent la complexité du monde social. L’un de ces récits, Omar et Greg, est le portrait croisé de deux enfants d’une Zone d’Urbanisation Prioritaire qui se retrouvent, quelques années plus tard, au FN-PACA.
MON ARTISANAT, C’EST LE PORTRAIT.
Zone Critique : Bonjour François Beaune. Dans la préface d’Omar et Greg, vous évoquez l’« entresort », un projet littéraire qui s’articule autour d’une série de portraits, fictionnels ou réels, dans la lignée de la Comédie humaine de Balzac. Pourriez-vous tout d’abord nous présenter ce projet ?
François Beaune : Alors, très humblement — ce n’est pas pour me comparer à Balzac — ce sont des projets d’écriture comme il aimait, dans lesquels il pouvait rassembler tous ses romans, typologiques, philosophiques. Je me suis rendu compte — je n’avais pas ce projet avant de commencer à écrire — que je ne fais que des portraits de personnages à la première personne. Un homme louche, mon premier roman, présente un personnage imaginaire, Jean-Daniel Dugommier, qui parle de lui-même, de sa vie et tient un journal à la première personne. Un ange noir met en scène un autre personnage inventé, Alexandre Petit, et sa quête : ce personnage se retrouve à la rue parce qu’on l’accuse — il croit être accusé en tout cas — du meurtre de sa collègue de travail. Il va partir à sa recherche et on l’entend parler, écrire à la première personne. De la même manière, La Lune dans le puits recueille l’histoire vraie, à la première personne, d’habitants de la Méditerranée. Une vie de Gérard en Occident, c’est le portrait d’un ouvrier de campagne : je me suis rendu compte que ce que je fais, mon artisanat à moi, est lié au fait d’essayer d’incarner un personnage. Il s’agit ensuite de le faire vivre, de le faire découvrir au lecteur ou à l’auditeur.
Le terme d’« entresort », je l’ai repris. C’est un terme que j’ai découvert, que j’adore, et qui est aussi le nom du journal de bord personnel que j’écris depuis des années. À chaque fois que l’on cherchait un titre avec Yves Pagès et Jeanne Guyon, mes précédents éditeurs, je leur disais qu’on pourrait l’appeler « L’entresort » ; finalement, tous mes livres pourraient s’appeler « L’entresort ».
Un entresort, c’est une baraque foraine qui jouxtait les cirques que l’on trouvait à la fin du XIXe siècle. On entre d’un côté et on sort de l’autre, d’où le nom. On payait cent sous, puis on entrait pour passer un moment avec un monstre ; une femme à barbe, un avaleur de sabre, un nain, un géant… Dans mon projet d’écriture, j’ai repris l’étymologie du mot « monstre », c’est-à-dire « se montrer » ; il y a des gens que je vais choisir de montrer, de mettre en scène, parce qu’il me semble qu’ils ont des choses à dire sur le monde. J’ai choisi de constituer une galerie de portraits, de personnages que je vais faire monter dans un entresort pour que les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs puissent faire l’expérience de cette intimité. Selon moi, c’est le pacte de lecture le plus simple : entrer en empathie avec quelqu’un, découvrir le monde, non plus à notre manière ou à la manière de l’auteur mais à la manière du personnage, qui a une somme d’expériences à partager.
Omar et Greg, c’est un portrait croisé de deux personnages totalement opposés au départ puisque l’un a rejoint le Front national comme nouvelle famille de substitution à quinze ans et l’autre était antifa, chasseur de skins. Malgré cela, ils vont devenir amis en 2011 au groupe FN PACA. Ils racontent à travers leur prisme les cinquante dernières années de la France. Ce texte fait partie du genre de la non fiction : ce sont deux personnes que j’ai réellement rencontrées et que j’ai interviewées longuement.
Pourquoi choisir le portrait plutôt que de prendre un angle plus large pour décrire le monde social ? Pourquoi cette sensibilité par rapport au portrait ?
C’est peut-être une facilité aussi, je n’en sais rien. C’est peut-être parce que j’en suis au début de mon travail d’écriture, mais je n’ose pas écrire à la troisième personne ; le côté surplombant me gêne. Et ça ne m’intéresse pas tellement d’exister en tant qu’auteur, je n’aime pas beaucoup la figure de l’auteur omniscient. J’essaie de développer une galerie de personnages capables de parler du monde d’aujourd’hui. C’est notre contrainte à tous, les artistes comme les chercheurs en sciences humaines et même en sciences dures : comment peut-on s’accaparer le réel ? Il me semble que de cette manière on peut très bien écrire des livres à la troisième personne avec le même processus. On capte une matière première. Je pense qu’on le fait tous, chacun avec ses outils. Puis on la restitue, de manière différente.
Tenter de faire parler un personnage, c’est la manière de faire avec laquelle je me sens le plus à l’aise ; c’est peut-être lié au côté musical des choses, au côté musical des voix, tout est très oral finalement. J’avais lu quelqu’un qui disait que certains écrivains sont plus visuels, et d’autres plus musicaux. Tous les écrivains qui utilisent la troisième personne, malgré tout, vont nous faire entrer dans leur univers : la plupart des thrillers sont des livres où l’on va suivre les personnages et l’action, comme une caméra. Tout le suspense est alors lié à des descriptions de scènes. Je me situe naturellement dans une littérature plus musicale. Ce que je cherche, c’est à recréer la voix de quelqu’un, ce qu’il peut penser, dire, raconter sur le monde. J’arrête d’écrire quand je trouve que la phrase sonne juste : avec ce rythme, avec ces mots, qui font que c’est la manière de penser de mon personnage.
Vous avez accompli un travail similaire en collectant des voix, cette fois-ci en plus gigantesque, dans La Lune dans le puits, à travers une série d’anecdotes fédérées autour d’un espace géographique, le bassin méditerranéen. L’ensemble de ces récits ont pour objectif de créer un « individu collectif ». En quoi ce projet diffère-t-il ou rejoint celui d’Omar et Greg, mais surtout, comment avez-vous fait pour collecter toute cette série d’histoires ?
C’est un projet que j’avais proposé à Marseille, qui allait devenir capitale européenne de la culture. J’avais déjà commencé à collecter des histoires, c’était une manière de découvrir un territoire. En étant invité à Manosque puis à Marseille, en découvrant le Sud, je voulais aller à la rencontre des gens, leur redonner le pouvoir, leur donner la parole : nous connaissons assez mal les pays du bassin méditerranéen, nous avons des semblants d’informations uniquement quand il se produit des faits saillants, des événements tragiques la plupart du temps.
Je posais toujours la même question, et c’était là mon seul protocole : parmi le récit de votre vie, quelle serait l’histoire qui vous tient à cœur, qui vous est chère, que vous souhaiteriez partager avec le reste du monde ? J’allais au hasard des rencontres, je n’ai pas essayé d’être exhaustif ou d’être juste par rapport aux catégories sociales. Le résultat est donc très impressionniste, très subjectif aussi. Sur les 1 500 histoires vraies que j’ai collectées autour de la Méditerranée, j’en ai choisi environ 150 dans La Lune dans le puits. J’ai collecté ces histoires, je les ai sélectionnées en conservant celles qui m’émouvaient le plus, qui me touchaient le plus. Je n’ai pas essayé d’être un historien ou un sociologue, ni même un anthropologue. Je fais entendre, et il me semble que c’est cela ma responsabilité : faire exister un certain nombre des voix qui composent le monde d’aujourd’hui. Qu’elles soient méditerranéennes ou qu’elles soient vendéennes, pour moi c’est la même chose : c’est essayer de bien faire mon travail d’écrivain pour qu’un certain nombre de réalités émergent, et que l’on puisse entendre la complexité du monde.
Paradoxalement, un écrivain de fiction comme moi peut donc mettre un peu plus de réalité que le journaliste. Finalement, la littérature traite de l’ordinaire parce qu’elle n’a pas la nécessité de s’appuyer sur des événements. Elle peut se libérer de cette contrainte, qui touche à la fois au temps et au sujet. Le journalisme, c’est de l’information.
Vous intervenez à certains moments à travers l’italique et vous dites : « Ce qui m’intéresse dans ces histoires vraies, ce n’est pas la vérité nue, mais le soleil ou la lune, qui se reflètent sur l’eau éteinte au fond du puits. Il s’agit d’abord de raconter l’histoire, d’écouter ». Quel rapport entretenez-vous avec la vérité ?
Une histoire vraie est vraie à partir du moment où la personne qui la raconte la considère comme vraie. C’est bien de vérité littéraire dont on parle. La vérité qui me concerne, c’est la vérité de l’individu. Une des premières histoires vraies que l’on m’a confiées, je me souviens très bien, je ne savais pas trop comment faire. J’étais à Barcelone et j’ai rencontré ce vieux qui était sur un banc. J’étais sûr qu’il aurait une bonne histoire. Je lui ai expliqué ce que je faisais et il m’a dit que je tombais bien, parce qu’il avait une super histoire pour moi : « Il y a deux semaines, juste là, tu vois, au café, j’ai rencontré trois extraterrestres ». Très sérieux, il m’a dit qu’ils avaient le teint un peu plus vert que la plupart des gens, qu’ils étaient très bien habillés puis qu’ils étaient repartis en soucoupe. On a discuté un peu. Je me suis dit que si tous les gens me racontaient ce genre d’histoires vraies, je n’allais pas m’en sortir. Et en même temps, c’était ça son histoire vraie. Qui suis-je pour dire que ce n’était pas des extraterrestres ? C’est comme toutes les histoires de fantômes que l’on a pu me raconter, que ce soit à Alger, à Vólos en Grèce, ou à Alexandrie par exemple, où les gens se repèrent par rapport à une maison hantée. Ils parlent de la maison hantée qui est là, qui caractérise ce quartier de la ville. Ou toutes les histoires de djinns, ces petits lutins ; il n’y a pas de vérité scientifique ou objective là-dedans, c’est vraiment la vérité de chacun, de chaque individu. Avec quels mots, avec quels concepts nous permet-il de comprendre comment lui voit le monde ? C’est cela qui m’intéresse, la vérité se situe là.
Le travail de montage
Dans Omar et Greg, et de façon bien plus marquée que dans La Lune dans le puits, le rôle du narrateur se limite à la préface et ensuite le récit n’est qu’une succession de discours thématiques autour de la trajectoire de vie d’Omar et Greg ; pourquoi le retrait du point de vue du narrateur est-il particulier ? Dans Omar et Greg, on a une préface qui présente leur rencontre, et…
… Et que j’enlèverais maintenant. Si le livre est republié, je serais tout à fait pour enlever la préface, pour qu’il soit encore plus brut. Et peut-être la proposer sur un site ou dans un podcast, pour que les gens qui ont envie de savoir comment j’ai fait le livre puissent en savoir plus, mais qu’elle soit en dehors du livre. Je le ferais comme ça maintenant pour Omar et Greg, parce que finalement, ce qui nous intéresse, c’est d’être plongé dans la réalité d’Omar et de Greg.
Dans ...