Zone Critique : Vous avez publié en 2005 une fiction biographique de Mick Jagger au titre étonnant : Un démocrate, Mick Jagger : 1960-1969. En quoi ce dernier est-il « démocrate » ? 

François Bégaudeau : La littérature consiste aussi à faire sonner les mots différemment. A déplacer leur sens courant.  Il est bien évident que ce mot, mis en titre de cette biographie très littéraire de Mick Jagger, ne doit pas s’entendre dans son sens courant. En l’accolant à cette figure du rock j’entendais bien créer une étrangeté, qui ouvrait une béance de sens où le lecteur était libre de rêvasser. Faisons du montage, comme Godard : mettons ces deux mots l’un à côté de l’autre et voyons ce que ça donne. Jagger ici, démocrate là, ça donne quoi ? Ça ouvre quoi ?

Quand j’écris un livre, c’est tout un peuple qui l’écrit avec moi.

Sachant que leur rapprochement n’était pas totalement arbitraire. J’avais une idée derrière la tête, ou plutôt une intuition, une hypothèse que le livre essayait à la fois de vérifier et d’explorer : l’hypothèse que la grandeur des Stones était une production de la grandeur de la décennie qui les portait, les années 60. Le rock comme création collective. Le génie de Jagger  ayant consisté à se brancher sur le génie propre de ladite décennie – en tout cas des éléments les plus intéressants de cette décennie, pas sur Michel Debré ou La Grande vadrouille. J’en voulais pour preuve que les Stones composent leur dernier véritable grand album en 69-70, Sticky fingers. C’était une hypothèse donc, une hypothèse littéraire. Mais je prends assez au sérieux, et de plus en plus, et notamment pour les musiques populaires, l’idée que l’art est une création du nombre, dont il est impossible de ressaisir la généalogie tant elle engage de gens, de faits, d’évènements, de mœurs, etc. Quand j’écris un livre, c’est tout un peuple qui l’écrit avec moi. Un peule fait de gens, de films, d’expériences, d’animaux, d’objets. L’art a ceci de grand qu’il actualise la démocratie du vivant.

ZC : Depuis Entre les murs, nous connaissons votre aversion pour l’institution scolaire. Comment expliquez-vous qu’elle soit si souvent rattachée à l’idée de progrès ? 

FB : Je n’ai pas à proprement parler « d’aversion ». L’affaire est plus grave que ça, moins personnelle. Il y a que l’école est, aujourd’hui comme hier et comme demain, un pilier essentiel de l’ordre social.

Il s’est toujours trouvé des gens de gauche pour y voir, au contraire, un levier possible de contestation de l’ordre social. Ce raisonnement tient de la pensée magique : comment la bourgeoisie aurait-elle conçu, et maintiendrait-elle à renfort de gros budgets, une institution vouée à la renverser? Pourquoi les marchands sont ils toujours très inquiets de l’état de l’école?

Cette erreur d’appréciation historique de la gauche a été rendue possible par des faits sociologiques : longtemps une majorité de profs étaient de gauche et parmi eux certains se racontaient qu’ils avaient été eux-mêmes sauvés, émancipés, élevés par l’école. Elle a aussi été rendue possible par tout un discours, produit par ses fondateurs, certains soucieux de masquer la réelle vocation économique et policière de l’institution, d’autres plus sincèrement : le savoir et la connaissance comme agents de libération, comme conditions nécessaires de la citoyenneté, etc. Nous sommes là dans des fables qu’il est assez facile de déconstruire, et qui d’ailleurs l’ont été avec talent – notamment dans la deuxième partie du vingtième siècle. Mais les fables ont la peau dure. Il serait intéressant de voir pourquoi. Pourquoi une grande majorité des gens, des militants, des élus, des dirigeants, à gauche autant qu’à droite, ont besoin de s’accrocher à cette croyance. A gauche j’y vois entre autres la marque d’un désespoir politique : puisque la société ne peut pas changer, changeons les individus un par un. Comme dit dans Boniments, « L’éducation » est toujours la solution de ceux qui n’ont pas de solution.

ZC : La droite n’a de cesse de se réclamer du «bon sens », vous la désignez comme « idéaliste ». Pourquoi ? 

FB : Le bon sens est précisément un élément de la panoplie idéaliste-de-droite. Le bon sens est cette chimère que convoque un élu de droite, qu’il soit Eric Ciotti ou Fabien Roussel, pour appuyer ses dires sur une pseudo-légitimité populaire. Ça a à peu près la même vacuité que des phrases qui commencent par « les Français », dont sont friands les mêmes. Les Français veulent ci, les Français en ont assez de ça. On note que dans la plupart des cas le « bon sens » est la caution des options politiques les plus dégueulasses. Le bon sens, en ce moment, serait apparemment porté à refuser l’immigration. Le bon sens trouve aussi en général que les cheminots en grève prennent en otage les gens.

Pourquoi la droite est selon moi structurellement idéaliste, alors que la gauche ne l’est que par dérogation? La raison se trouve dans le statu quo social que la droite a vocation à protéger : 1, la droite veut conserver l’ordre social. 2, pour ça elle a besoin de le défendre. 3, or il est indéfendable. 4, il faut donc falsifier. Il faut l’enrober de discours, de morale, de valeurs, et autres fictions comme la patrie. Etant bien entendu que les classes dominantes finissent toujours par croire à leurs fables. Ils croient vraiment que quelque chose comme la France existe.

ZC : Votre livre Histoire de ta bêtise raille la bourgeoisie dite « progressiste ». Or, la bourgeoisie n’est-elle pas définie comme une « classe révolutionnaire » selon l’idéologie marxiste ? 

FB : Je précise que ce livre décrivait la bourgeoisie tout court. Il se trouve qu’en 2017, année de sa rédaction, venait d’arriver au pouvoir une bourgeoisie qui se prétendait progressiste. Mais l’opération du livre était bien de montrer qu’elle était profondément bourgeoise et superficiellement progressiste. Et de refaire droit aux déterminants fondamentaux de la bourgeoisie, à savoir ses déterminants économiques – sa position sociale de propriétaire. 

Marx dit en effet que la classe bourgeoise a été une classe révolutionnaire… au XVIIIe siècle et en...