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Zone Critique revient aujourd’hui sur l’oeuvre de Joris-Karl Huysmans. Disciple puis renégat du naturalisme zolien, Huysmans invente dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle une nouvelle forme de roman, minimale et menacée d’extinction.

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Auteur poursuivi par son image d’esthète décadent, perclus de doute et de désespoir, Joris-Karl Huysmans se maintient aussi dans l’histoire littéraire du dix-neuvième siècle comme l’instigateur d’un style, d’une rigueur et d’une finesse d’écriture dont rêvaient secrètement les dernières années de gloire du naturalisme zolien ; le détenteur d’une formule nouvelle, d’un regard nouveau pour la littérature à venir, et le maître d’armes à cet égard de bien des Céline, des Mauriac, des Houellebecq. Cependant : une dizaine de romans, plutôt courts ; quelques nouvelles ; quelques textes sur l’art, sur Paris, sur la vie politique et culturelle de son temps : rien au fond, dans ce que nous laisse Huysmans, n’en fait un auteur considérable, « formidable » comme d’autres dans son siècle ont voulu l’être. En tant que romancier, Huysmans semble au contraire se présenter toujours plus avant devant une impasse, faire de son œuvre le constat de cette impasse. Des romans qui prennent de plus en plus une texture étrange, complice et brutale à la fois, exigeante quoique parfaitement bienveillante.

Complicité

Complice parce que les dédoublements auxquels se livre Huysmans, essentiellement avec les deux figures emblématiques de son œuvre que sont des Esseintes et Durtal, donnent l’occasion d’un décalage constant, d’un examen de conscience avisé et coriace que le lecteur est invité à suivre comme un témoin indiscret. En disciple absolu de Flaubert, Huysmans choisit d’attraper ses personnages par leurs faiblesses, leurs ridicules ou leurs vices, et d’en extraire l’enjeu d’une grande œuvre. Cette grande œuvre, ce Livre dont la seconde moitié du siècle était si avide, fut d’abord pour Huysmans, et immédiatement, À rebours : perle de toute une génération, pied de nez courtois mais ferme au naturalisme, le portrait de des Esseintes propulse Huysmans en tenant d’une potentielle école. Mais le Livre, dans les vingt années qui suivent celle d’À rebours (1884) se recompose et s’amplifie en une proposition littéraire radicalement personnelle, une littérature non pour initiés mais pour intéressés : dans les trois derniers romans, En route, La Cathédrale et L’Oblat, conçu par Huysmans comme une trilogie de la conversion, on accompagne si bien le personnage de Durtal dans toutes les strates de son aventure religieuse qu’on finit par en savoir assez sur la liturgie, l’architecture ou tout autre antre de connaissances dans lequel nous entraîne l’auteur. L’impression s’installe progressivement d’un effacement du décor, d’une disparition de l’histoire au profit d’une méditation sur la foi et d’un examen de conscience. Comme si cette histoire était déjà presque effacée, silencieuse à nouveau sitôt évoquée.

Cette grande œuvre, ce Livre dont la seconde moitié du siècle était si avide, fut d’abord pour Huysmans, et immédiatement, À rebours

Brutalité

Brutale néanmoins est cette proposition littéraire, parce que l’homme qui écrit est un pessimiste ; le cynisme, le désespoir, sont les refuges de son personnage comme elle transparaît dans l’écriture elle-même, habitée de questions, de suppliques, une écriture qui se transforme finalement en prière mais qui se formule d’abord sous le signe de la révulsion et de l’angoisse. Le monde ne convient pas aux personnages de Huysmans : il les étouffe, il les navre, il les hérisse. Or il n’en tire pas outre-mesure une critique en règle de la société de son époque : c’est lui, en dernier ressort, il le comprend, qui souffre pour une raison mystérieuse d’une incapacité d’adaptation. C’est cette souffrance, le cœur et les raisons de cette souffrance qui deviennent dès lors le sujet du Livre. Comme Les Contemplations après Les Châtiments, la recherche acharnée du moi succède à la mise à mort des autres : À rebours, roman de la liquidation en règles, donnait à des Esseintes la posture habile, quoique précaire, d’un esthète heureusement échappé à la société, reclus dans sa thébaïde, sain et sauf pour le temps présent. Durtal au contraire, quoiqu’il aille s’enfermer dans des couvents, n’est à l’abri nulle part car sa cible, l’objet de son effroi et de sa tristesse, est devenu lui-même : être trouble, hanté, perplexe jusqu’à la panique, Durtal n’en finit jamais de se déplier, de se découvrir à lui-même. Il s’impose d’épouvantables épreuves devant les impossibilités de son caractère, devant la misère de son existence et la difficulté du dépouillement auquel il aspire.

C’est toute la nouveauté de ce personnage : il est prêt à accomplir son ascèse. Ce que le caractère et la constitution même de des Esseintes

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lui interdisaient d’essayer sérieusement, Durtal compte bien s’y frotter. L’élan de volonté qui habite Durtal permet à son désespoir de trouver matière à s’exprimer, à s’améliorer peut-être. Or l’exigence requise par l’expérience ascétique repose justement sur le renoncement de la volonté, sur l’abandon en Dieu. Durtal se voit ainsi heurté, arrêté dans son élan par une contradiction qui devient son épreuve même : la tentation de l’otium, de la quiétude, du repli, qui grandit et qui contamine sans en avoir l’air la vie du personnage, précipite in extremis sa destinée narrative. En effet dans L’Oblat, confortablement installé désormais à deux pas du monastère, où il entre à sa guise tous les matins, Durtal vit sa belle vie contemplative dans une harmonie un peu trop désinvolte, jusqu’à une dernière épreuve qui décidera de son sort, tout en le rejetant à son point de départ. A-t-il appris ce qu’il fallait apprendre pour revenir au monde ? Va-t-il savoir se rendre aimable et trouver les autres aimables ? Encore pétrifié, en cette fin de L’Oblat, à la fin de sa vie romanesque, prêt à revenir au réel, Durtal conclut :

« Au lieu d’une propriété paisible, je vais retrouver les boites à dominos d’une maison commune, avec menace, en dessus et en dessous, de femmes s’hystérisant sur des pianos et des mioches roulant avec fracas des chaises pendant l’après-midi et hurlant, sans qu’on se résolve à les étrangler, pendant la nuit ; l’été, ce sera la chambre de chauffe, l’étouffoir ; l’hiver, en place de mes belles flambées de pins, je considérerai par un guichet de mica du feu en prison qui pue. En fait d’horizon, j’aurai sans doute un paysage de cheminées. Bah ! Je m’étais jadis habitué aux futaies des tuyaux de tôle poussées dans le zinc des toits sur le fond saumâtre des temps gris. Je m’y raccoutumerai ; c’est un courant à reprendre.
Et puis… et puis on a bien des choses à expier. Si la schlague divine s’apprête, tendons le dos ; montrons au moins un peu de bonne volonté. On ne peut pourtant pas toujours être dans la vie spirituelle ce qu’est, dans la vie matérielle, le mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le Monsieur qui regarde, en se tournant les pouces !
Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous ! »

« Loin de nous-mêmes » : dans ce moment crucial, prêt à se perdre à nouveau dans la multitude, retourné dans l’inconnu et l’inconfort, Durtal devra désormais rester à distance de lui-même, de ses dégoûts, de ses souffrances, de tout ce qui l’a distingué en tant que personnage ; pour mieux s’agréger à ce « Vous » supérieur, à cet idéal d’altérité qui représente simplement une certaine manière de faire passer les autres, leur histoire, leur importance, avant soi-même. Son histoire à lui, si douloureusement portée jusqu’à ce terme, n’a soudain plus de valeur.

Huysmans est un auteur qui traque, dont les phrases ressemblent à des énigmes en voie de résolution, à mesure que le lecteur visite les arcanes d’une conscience en voie de guérison

Faire un personnage revient donc pour Huysmans à le déraciner temporairement pour l’étudier sous toutes ses coutures, scruter ses échecs et ses progrès, et finalement mieux le replanter, épuisé mais sauvé, dans le tumulte du réel. La patience et la puissance de l’écriture le disent : Huysmans est un auteur qui traque, dont les phrases ressemblent à des énigmes en voie de résolution, à mesure que le lecteur visite les arcanes d’une conscience en voie de guérison. Ainsi détaché, spécimen, enjeu de l’écriture, le personnage prend acte de sa facticité, du nécessaire étiolement de sa volonté. Le monde n’est pas à lui, et il n’est pas au monde. En se réfugiant dans la foi Durtal a bien conscience de n’avoir découvert qu’une réponse métaphysique à son malaise social : son corps, marchant sans armes vers la violence à venir, fait figure d’hostie vivante offerte à l’humanité impure. Un sacrifice de soi par abandon à la violence d’autrui.

C’est donc sur la promesse d’une rédemption que Huysmans quitte la fiction. Il écrira encore deux livres, Sainte Lidwyne de Schiedam et Les Foules de Lourdes, deux « documents » sur deux figures de saintes dévouées jusqu’à la moelle, l’une dévorée par des stigmates, l’autre habitée par des voix. Deux façons de découvrir, dans l’histoire chrétienne, une voie d’accès aux miracles. Huysmans y prend une distance de biographe, de chroniqueur. Cessant de créer, il observe, témoigne, reconstitue pas à pas les circonstances et les raisons de la sainteté. L’afflux des foules à Lourdes, l’énergie instinctive dont elles sont habitées en font une part du miracle, toujours recommencé. Il importe au plus haut point pour Huysmans de dessiner ainsi les contours du sacré, de cerner son ombre sur ce lieu. Les foules, indistinctes à travers les siècles, se déplacent successivement vers des lieux que la divinité visite, aime passionnément puis déserte, lassée toujours du charivari qu’on crée autour d’elle. C’est cette dialectique du mystère chrétien, poussé comme au Moyen-Âge vers une irrésistible mise en scène de ses étrangetés, qui intéresse Huysmans : cette main collective tendue vers un Ciel jadis clément, le désir asymptotique et désespéré de l’homme vers la vérité, sa détresse devant une logique insondable.

Jamais achevée, cette réflexion sur ce qui pousse les hommes à se mettre en route, à se dévouer et à s’oublier dans le mystère laisse l’œuvre de Huysmans ouverte et suspendue à ce qu’en tireront ses admirateurs. Gide fera du personnage l’objet même du mystère, matière à la fois vivante et de papier, toute entière animée par la volonté d’un autre ; tandis que chez Proust, le mystérieux labyrinthe de la mémoire lancera le narrateur-personnage à la poursuite de sa volonté même. Et Bardamu, ravagé par l’éparpillement de la volonté, se construit néanmoins un ethos par bribes de pensées, par amoncellement de choses vues et comprises. Huysmans laisse après lui cette brèche féconde dans le pacte de lecture proposé par le roman : le personnage désormais traverse son histoire comme s’il devait la mériter, la vouloir et lui trouver un sens.

Jean-François Delpit