L’intelligence destructrice
Il commence pourtant son essai par la contemplation amère des ravages de l’exploitation pétrolière sur les paysages lumineux de la Grèce, où il vit depuis quelques années. À cette destruction de la beauté, à cet affadissement des paysages perpétrés par de grands groupes industriels participent directement des intelligences artificielles qui apportent leur concours dans le repérage et l’exploitation des gisements. Ainsi, le développement de l’IA est aujourd’hui largement le fait d’entreprises tentaculaires, peu soucieuses des effets destructeurs de leurs activités sur notre monde.
De cette façon de développer et de mettre à profit des intelligences artificielles, nous pouvons voir à l’œuvre une conception plus générale – et très limitée – de l’intelligence elle-même, froide, calculatrice, hégémonique et déterministe. Elle repose sur la pensée computationnelle, l’idée selon laquelle chaque problème peut être résolu par le calcul numérique. Il s’agit d’une intelligence sourde à l’éthique, à l’incertitude, au doute cher à Socrate.Or, « la vérité est toujours plus étrange, plus vivante et plus grande que tout ce que nous pouvons calculer. »
« La nature est l’imagination même » James Blake
Contre cette intelligence monolithique et ses effets néfastes, James Bridle convoque toutes les intelligences du monde. Le biologiste et philosophe, Jakob von Uexküll, attribuait déjà à chaque espèce animale un umwelt, ou « monde propre ». Ce concept, qui désignait le mode d’interaction unique entre les représentants d’une espèce et un environnement donné, James Bridle l’élargit au-delà du monde animal, aux plantes, aux champignons, aux bactéries ou encore aux machines. La nature et la réalité fourmillent ainsi d’une infinité de modes d’être, irréductibles les uns aux autres, qui, chacun à leur manière, peuvent relever du domaine mouvant de l’intelligence.
La pensée moderne, dans le sillage de Descartes, n’a pas su prendre la mesure de ces intelligences multiples qui nous entourent.
Celle-ci en effet n’est pas une faculté immuable et calculable, mais un mode de projection pluriel, actif et engagé dans le monde. La pensée moderne, dans le sillage de Descartes, n’a pas su prendre la mesure de ces intelligences multiples qui nous entourent.Notre façon de jauger l’intelligence des membres d’une autre espèce – pensons par exemple au fameux test du miroir – montre bien que nous ne faisons que comparer leurs facultés aux nôtres. L’enrichissement de nos connaissances dans de nombreux domaines, comme la zoologie, la botanique ou encore la génétique, bouleverse pourtant les catégorisations héritées de la pensée scientifique qui s’est développée au XVIIIème siècle. Nous savons maintenant que certaines plantes ont des facultés de mémorisation. Il nous faut donc repenser la mémoire que nous envisagions comme un phénomène endémique au cerveau, l’élargir au-delà des bornes auxquelles nous l’avions circonscrite : « Le mimosa parle, et le monde change. Nous sommes obligés de faire face à une réalité différente de celle que nous connaissions. Lorsque nous nous ouvrons aux voix du monde plus qu’humain, une brèche s’ouvre et ce sont les frontières établies de la pensée et des sens qui s’effondrent. »
Pour des intelligences hybrides
La technologie peut d’ailleurs nous aider à penser cette complexité du vivant et donc à mieux en prendre soin. Par exemple, la théorie des réseaux dans un premier temps appliquée au Web s’est généralisée à d’autres domaines. Elle est une métaphore féconde pour comprendre les systèmes de communication des arbres et des champignons. Certains outils technologiques peuvent également être détournés à des fins plus pertinentes. En utilisant nos systèmes de traçage pour observer et comprendre le déplacement des animaux, nous pouvons favoriser la création de corridors écologiques et donc protéger avec plus d’efficacité certaines espèces.
Et réciproquement, le vivant et ses modes de communication extraordinaires stimulent notre imagination et peuvent inspirer la création de technologies différentes. L’intelligence artificielle, repensée à l’aune de toutes les intelligences du monde comme un énième fruit d’une évolution non pas linéaire, mais buissonnante, n’a donc pas forcément à être destructrice. Comment le montre certaines expérimentations cybernétiques sortant du cadre de l’informatique binaire, parfois directement inspirées du monde naturel, d’autres voies, où le hasard et l’aléatoire ont également une place, sont possibles : « Il existe toujours d’autres manières de faire de la technologie, tout comme il existe d’autres manières de produire de l’intelligence et de faire de la politique. En fin de compte, la technologie est ce que nous pouvons apprendre à faire. » Pour James Bridle, la vision catastrophiste que nous avons parfois de l’IA, notre panique par exemple face à l’hypothèse d’une technologie intelligente qui se retournerait contre son créateur, ne fait que refléter notre propre violence, notre capacité de destruction et notre désir de domination. L’IA est effrayante car nous la fabriquons à notre image.
Dans cet essai hybride et baroque, à l’image de la réalité foisonnante qu’il tente de décrire, le philosophe donne ainsi de nombreux exemples d’interactions réelles ou possibles entre le monde non humain, le monde humain et le monde artificiel fondées non plus sur la domination et la concurrence mais la coopération et la solidarité. Avec un ton résolument utopiste, il nous propose d’imaginer un futur où tous les types d’intelligence seraient reconnus et pourraient coopérer. Si l’optimisme émanant de ces pages ne suffira peut-être pas à apaiser certaines angoisses liées à l’accaparation et la destruction d’espaces que nous partageons avec une multitude d’autres êtres, il laisse tout de même entrevoir la possibilité d’un avenir plus respirable. Surtout, il nous rappelle de toujours nous émerveiller du foisonnement miraculeux du vivant, qui ne cessera jamais d’échapper à notre intelligence, simplement humaine.
- James Bridle, Toutes les intelligences du monde, publié en langue française aux Editions Seuil, 2023
Crédit photo : James Bridle © ARTREVIEW