Le 13, rue des Minimes a pris des allures d’izakaya. Quelques bouteilles de saké traînent au sol et sur la table, des verres épars au milieu de beaux livres japonais signés Kai Fusayoshi. From Honyarado est l’exposition que nous offrent la galerie des Minimes et ses galeristes, Olga du Saillant et Félix Cholet, les plus jeunes galeristes de Paris peut-être, et pourvus d’un grand talent, certainement. Kai-san est arrivé du Japon il y a quelques jours et c’est l’effervescence. Cela le restera jusqu’au 21 décembre 2023.
Kai Fusayoshi naît à Ōita, sur l’île de Kyushu. Parce qu’il a l’œil sensible aux choses qui l’entourent, sa sœur décide de lui offrir un appareil photo pour nourrir sa curiosité et son âme. Puis, il part faire ses études à Kyoto. Comme tous les hypersensibles et les artistes, il s’ennuie. Il vivote, travaille en tant que charpentier au Hobbit-Café, lieu créé par trois activistes pacifiques. Il y découvre l’esprit politique, le vrai, celui qui se veut critique et raisonné. Il s’élève alors contre la politique japonaise impliquée dans la guerre du Viêt Nam.
1972 signe sans aucun doute la naissance du photographe Kai Fusayoshi. Il ouvre Honyarado, un café qui deviendra un haut lieu de la contre-culture kyotoïte. On y parle d’art, de politique. Les esprits se mêlent à la faveur des vapeurs de curry et de saké. Il crée une sorte de Beat Generation japonaise, un Hôtel Chelsea en plein Kyoto où les gens créent, lisent, s’éduquent… C’est un cœur battant de Kyoto et l’image d’un Japon que l’on ne cultive guère.
L’âme à l’œil
Depuis son comptoir, il éternise, pourrait-on dire, cette vie kyotoïte artistique et politique avec la sensibilité d’un Cartier-Bresson.
Depuis son comptoir, il éternise, pourrait-on dire, cette vie kyotoïte artistique et politique avec la sensibilité d’un Cartier-Bresson. On y voit des assemblées de gens, des pensifs, des railleurs, des écorchés de la vie, un bistrot quoi. Tout cela, Kai-san l’a saisi en photographie et son génie est de le rendre avec tendresse et humanité. Chaque photographie vous saisit et se donne comme un petit récit en noir et blanc. On entend les rires, les verres qui s’entrechoquent et dans tout ce noir et blanc il y a la réalité d’une époque méconnue en France. Il publie son premier ouvrage en 1977, Kyoto Demachi qui raconte la vie de ce quartier populaire. Tout y est : la vie des Hommes.
En 2015, un incendie criminel ravage son établissement. Honyarado part en fumée et avec lui près de deux millions de négatifs, ses appareils favoris, ses éditions -près de quarante- ses notes et des milliers de clichés. Une part de Kyoto meurt cette année-là avec ce qui faisait la vie d’un artiste immense. Tout un pan de la contre-culture japonaise disparaît en volutes. Kai Fusayoshi a réussi à sauver quelques clichés rongés par les flammes.
Les photographies de Kai Fusayoshi rendent humbles. Elles soulèvent en nous un sentiment de plénitude et un je-ne-sais-quoi de mélancolique. On aimerait rire avec cette vieille femme en kimono accoudée à la balustre d’un pont ou suivre ce chat dans la nuit humide. Tout nous happe avec tendresse, comme l’est l’œil paisible de Kai-san qui a tant vu. Il fait partie des grands photographes humanistes du XXe siècle aux côtés du Français Cartier-Bresson, de l’Anglais Chris Killip ou de son compatriote Daidō Moriyama. Ils ont tous l’âme à l’œil, c’est-à-dire le souci du vrai avec un soupçon d’innocence, celle de l’enfant rieur et malicieux. Il y a de l’humour dans ses photographies, un humour peut-être parfois grave mais qui témoigne de la légèreté de l’être, soutenable celle-là.
Une rencontre de photographes
Olga du Saillant, la galeriste et la curatrice de cette exposition, rencontre Kai Fusayoshi l’année dernière durant ses pérégrinations nippones. Elle s’arrête à Kyoto, passage obligé. Subarashii (« Magnifique »). La jeune française, cette gaijin parisienne, pénètre le nouveau bar du photographe. Un proverbe japonais dit « Ichi-go ni ichi-e », traduisez littéralement par « une fois, une occasion ». Les deux photographes saisissent cette occasion et échangent, longtemps, et se dévoilent leurs photographies. C’est un coup de foudre. Peut-être qu’Olga voit Kai-san comme un sensei et qu’il voit en elle une kōhai ? En tout cas, les deux éprouvent un respect mutuel évident, eux qui sont liés par la photographie. Puis, lorsque la jeune galeriste lui propose d’exposer ses photographies à Paris, Kai Fusayoshi accepte sans hésiter, conscient de son travail et de la nécessité de partager.
Ensemble – futari tomo (« tous les deux ») – ils créent cette merveilleuse exposition hommage à Honyarado. Deux tirages vintages argentiques partiellement calcinés ornent le mur du fond de la galerie avec une certaine gravité. Ils imposent un silence et l’on imagine la douleur de l’artiste à la suite de cette catastrophe. Ils sont un stigmate du passé, un autel du souvenir. Les images sont joyeuses et pourtant la tragédie s’en dégage avec force. Du sublime noir.
Les vingt-cinq tirages en piézographie, quant à eux, sont d’une intensité remarquable et saisissent immédiatement le regard du visiteur. De là, émane une douce énergie. C’est impressionnant. La Galerie des Minimes ne présente pas une exposition, elle nous offre une exposition et plus que cela elle contribue à perpétuer un génie de la photographie. Que dit l’Institut de France déjà ? Ah oui… « Perpétuer, soutenir, éclairer ». Olga du Saillant et Félix Cholet, en invitant Kai Fusayoshi, font ces trois choses.
From Honyarado est une exposition incontournable, sublime, touchante et montre la puissance du médium photographique. À la faveur de la venue de Kai Fusayoshi, la galerie a édité un catalogue d’une grande qualité et témoigne du grand respect des galeristes envers les artistes qu’ils invitent.
Nani yatten da yo, omae ike yo ! (« Qu’est-ce que vous attendez, allez-y ! »)
- Galerie des Minimes, 13, rue des Minimes – 75003, Paris / Kai Fusayoshi, From Honyarado, jusqu’au 21 décembre 2023.
Crédit photo : Kai Fusayoshi © Olga du Sailllant