« Nous avons traversé en ombres maladives / Tous les effondrements d’un monde condamné. » Ces vers extraits d’un long poème inédit de Michel Houellebecq pour Kali Yuga, « Le monde a légèrement basculé sur son axe » interrogent la fragile place du poète – et de l’homme – dans un monde qui a soif de renouvellement. Kali Yuga, nouvelle revue artistique portée par Sophie Nauleau et André Velter pour les éditions Hardies, créées pour l’occasion, posent cette question incandescente : les poètes sont-ils encore capables d’être des prophètes ?

Kali Yuga désigne le quatrième cycle de la cosmologie hindoue. Un âge sombre où règne la nuit obscure du mensonge et de la trahison et dans lequel l’humanité serait plongée depuis plus de 4 000 ans. En somme, un nom idéal pour une revue qui se place sous le signe du chaos et de la régénération. Kali Yuga reprend l’esprit de Caravanes, une revue consacrée aux ailleurs et aux lointains.
Comme l’indique André Velter, dans son avant-propos, Kali Yuga est une chevauchée libre et sauvage, un « vagabondage lucide qui sort de tous les cadres ». Celles et ceux qui participent à cette aventure en mouvement viennent de tous les horizons : photographes, écrivains, poètes, traducteurs, artistes ou journalistes – et cet éclectisme colore singulièrement l’ouvrage aux finitions soignées.
Faire résonner le chant du monde

S’il fallait néanmoins trouver quelques lignes directrices à cette revue, et comme le signale déjà le titre, Kali Yuga offre la part belle à l’Inde et à ses images. Ainsi, les huit photographies de Raghu Rai prises en 1984 et 2004 construisent une vision kaléidoscopique de l’Inde, saisie entre chaos et silence, mouvement et immobilité, ombre et lumière. Plusieurs écrivains viennent prolonger ces photographies comme Altaf Tyrewala qui propose de rendre compte du bouleversement sensoriel et linguistique qui l’envahit. À l’inverse, l’écriture d’Anuradha Roy est bien plus contemplative, et s’attache à observer les fractures de la société indienne depuis les contreforts de l’Himalaya. Enfin, Jean-Claude Perrier évoque également dans son texte au titre programmatique : « Je est indien», sa fascination pour les spiritualités indiennes et pour la manière dont elles imprègnent sa manière d’être au monde : « Catholique “esthétique” en Occident, je suis, en Inde, un hindou pratiquant non croyant. Admirable œcuménisme de ce peuple, au monde le plus affolé de religion, comme disait Loti, le plus profondément païen également, pour qui la divinité s’incarne dans tout ce qui bouge, et même quelques pierres soigneusement ordonnées en tas le long d’une route ».
Mais Kali Yuga se construit également autour du pari audacieux de laisser une large place aux littératures étrangères. Un poème d’Édith Bruck, une écrivaine italienne survivante de l’Holocauste côtoie les textes à la dimension métaphysique d’Adonis ainsi qu’un récit jubilatoire et violent de Mario Bellatin où il est question de LSD, de pigeons et de l’un des plus grands écrivains tchèques, Bohumil Hrabal.
Le langage s’agite autour du crépuscule, et les textes se heurtent et s’entremêlent à l’approche de l’apocalypse – c’est-à-dire de la révélation.
Un laboratoire expérimental
La multiplicité des voix est assurément l’une des forces de ce numéro. Une attention particulière est accordée à la poésie, ce qui s’explique par les amitiés et la trajectoire d’André Velter, qui coordonne la revue. Ainsi, la parole poétique brisée et batailleuse de Yannis Stiggas éclate aux côtés des très beaux textes de la poétesse Elisa Diaz Castelo qui évoquent son corps endolori. Certaines contributions font volontairement le pari de l’obscur. Ainsi, la langue de Pascal Quignard est toujours aussi érudite et brûlante, notamment lorsqu’elle tourne autour du noir. Par une coïncidence étonnante, « D’où venait le noir », son texte qui ouvre la revue, évoque l’île de Fårö où le cinéaste Ingmar Bergman a choisi de finir ses jours. Or, c’est également le sujet du texte de Daphné Tamage que nous publions au sein de notre collection Vrilles au mois de février. Quignard reste évidemment un écrivain dont la plume irradie d’une lumière noire : « Dissimule-toi dans la couleur noire ! Plonge dans le noir ! Consens ! Confesse la membrane de ta peau ! L’auge ! La crêche qu’on voit à Bethléem ! Le seau ! Nous aimons tant la couleur où nous vécûmes heureux. » Enfin, la prose d’Atiq Rahmi échappe aux classifications habituelles et se construit comme une divagation poétique et journalistique autour d’une série de délires sur l’intelligence de la beauté.
La puissance de la revue tient aussi à la richesse de son iconographie et le dessin d’Enki Bilal qui orne la couverture ainsi que les huit portraits inédits de femmes aux allures de méduse viennent couronner un numéro à la richesse exemplaire.

Kali Yuga est donc une revue qui impressionne par sa diversité de tons, d’images et de voix qu’elle parvient à unifier autour de cette question de la fin d’un monde.
S’il fallait faire un reproche à ce bel objet – mais est-ce vraiment un reproche puisque ce n’est pas son enjeu ? – c’est que les artistes convoqués sont loin d’être des débutants, et qu’ils appartiennent peu ou prou tous à la même génération. Dans son avant-propos, André Velter prophétise les onze prochains cycles de Kali Yuga, et nous avons déjà hâte de découvrir l’avenir que nous réserve les éditions Hardies…
- Kali Yuga (revue artistique), Sophie Nauleau et André Velter, Éditions Hardies, janvier 2025.
- Crédit photographique : Imambara Lucknow, 1992 © RAGHU RAI.