La conversation serait-elle l’une de nos dernières utopies, voire peut-être la dernière ? C’est en tous les cas le propos de l’essayiste et universitaire Emmanuel Godo, dans son brillant essai sur cet art de l’équilibre et de la délicatesse qu’est la conversation. En quoi la pratique de la conversation pourrait-elle permettre à l’homme moderne de retrouver le fil d’une harmonie en danger et d’une humanité en péril ? Emmanuel Godo nous répond et nous dévoile les infinies richesses de cet art de l’ephémère, de cet humanisme de l’ici et maintenant, dont nous avons si cruellement besoin aujourd’hui.
Bonjour Emmanuel Godo. Commençons notre entretien par une question simple : qu’est-ce qu’une conversation réussie selon vous ?
Pour qu’une conversation soit réussie, il faut qu’il s’y passe quelque chose. Que la machinerie du convenu se grippe et que tout à coup quelque chose d’inédit apparaisse. Surgissement désiré et toujours bouleversant du visage de l’autre, du semblable, du si étrange prochain. Une conversation est réussie lorsqu’une épiphanie a lieu : ce n’est plus le masque social, la fonction, le statut qui parlent mais l’être – saisi dans une sorte de dévoilement toujours désarmant. C’est cela que nous cherchons dans nos conversations : quelque chose qui ne joue pas, qui ne mente pas, qui ne soit pas suspendu à la surface des choses. Un accent de vérité. Il est étonnant que ce genre d’événement se produise souvent avec des inconnus : nous n’avons aucune raison objective de nous attarder ou de nous confier et voilà que c’est là, avec quelqu’un qui ne « m’est rien », que le dévoilement se produit. La conversation est le nom de cette utopie. Nous sommes d’infatigables Diogène : en plein jour, une chandelle à la main, nous cherchons le visage d’un homme, d’une fraternité en contrepoint au grand flux d’insignifiances dont nous sommes environnés et dont notre société contemporaine n’est pas avare. Nous avons soif de cela, sans même toujours nous en rendre compte. Au fond nous ne vivons que pour cela. C’est le grand et secret désir de notre vie : entendre un écho de la vérité de l’autre.
Quelle différence faites-vous entre converser et communiquer ?
On ne communique que le plus superficiel, le plus approximatif de soi. La communication est une mort qui ne dit pas son nom. Communiquer c’est transformer ce qui est de l’ordre du mouvement, de l’insaisissable, de l’irréductible en un message, un objet, une sorte de fétiche de signification que nous finissons par confondre avec l’horizon désiré. La communication est cette illusion qui consiste à transformer l’intransitif en slogan. Elle lâche la proie pour l’ombre. La conversation, elle, est une errante, une nomade, elle circule en haillons, tourne sur elle-même, ne se fixe jamais. La communication fait du bruit, affirme haut et fort son pouvoir, se vante de saisir l’essentiel, d’agir sur les consciences, sur les cœurs, les imaginations. Elle peut vendre, exercer une emprise. La conversation, elle, a l’humilité des vraies sagesses, ne se prend jamais pour ce qu’elle n’est pas, est d’une gratuité absolue. Dès qu’elle se fait utilitaire, qu’elle oublie sa pauvreté native, elle cesse de facto d’être conversation. Le charme est rompu.
Vivons-nous actuellement une période de déclin de la pratique de la conversation ?
La conversation est le dernier acte d’espérance que nous portons : comme Vladimir et Estragon, les héros de Beckett, nous parlons, en attendant le salut ou le désastre, le mieux ou le pire
Nos sociétés sont traversées par de grandes inquiétudes. Elles se pensent surpuissantes et vulnérables. Capables de repousser toutes les limites et en quête désespérée de sens. Les biotechnologies et autres neurosciences font des progrès considérables et dans le même temps nous n’avons jamais été aussi pauvres spirituellement parlant. La conversation est le dernier acte d’espérance que nous portons : comme Vladimir et Estragon, les héros de Beckett, nous parlons, en attendant le salut ou le désastre, le mieux ou le pire. Nous conversons pour rectifier symboliquement la marche d’un monde que nous pensons devenu fou. En conversant, nous espérons l’infléchir et lui redonner sens. C’est pourquoi nos conversations sont plus essentielles qu’à n’importe quelle époque. Les pessimistes et les nostalgiques qui nous font croire que la conversation est un art du passé, qui a connu son âge d’or dans les salons des XVIIe et XVIIIe siècles, font dangereusement écran à l’une des ultimes utopies qui nous restent. C’est ici et maintenant que la conversation a lieu. C’est tout à l’heure, dans un instant, demain matin que j’espère voir la parole que j’agence faire imperceptiblement son œuvre sur mon interlocuteur comme la sienne m’a réveillé, attendri, entrouvert des horizons que je n’imaginais pas. L’âge d’or de la conversation, c’est toujours aujourd’hui. Malgré tout. Coûte que coûte.
La pratique de la conversation nous est-elle à tous accessibles ? Exige-t-elle un entraînement ? Une discipline particulière ?
Converser, c’est s’ouvrir. À l’autre. À soi-même. À la langue. Au monde. Ce qui menace la conversation, ce sont toutes les clôtures dont nous nous environnons. L’homme augmenté, bardé de technologies, est un homme d’une misère absolue. Qui se croit grand communiquant mais qui peut vite se transformer en une coquille vide. On converse en apprenant à ne pas avoir peur de soi, de ses sentiments, de ses peurs, de ses failles. En découvrant que le bonheur de la conversation est fondamentalement un bonheur de l’écoute. Les intarissables, ceux qui veulent à tout crin être les maîtres de la conversation sont souvent d’un ennui mortel. Ils parlent abondamment parce qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’ils n’ont pas repéré ni fait fructifier la source de silence que tout homme porte en lui. C’est le silence, en nous, qui donne à nos paroles leur poids de vérité le plus beau. S’il y a une discipline, c’est bien celle qui consiste à forer en soi pour trouver la source silencieuse qui se confond avec la source du plus grand amour et de la joie. Une fois qu’on a commencé à la repérer, il n’y a plus de raison d’avoir peur. Les logorrhées cessent d’elles-mêmes comme les simagrées sociales. Qu’importe que nous soyons pauvres ou riches, cultivés ou pas, possesseurs d’une langue variée ou porteurs de quelques mots de rien : ce que nous disons puise à la source la meilleure et saura faire écho à ce qui, en l’autre, est de plus noble ascendance.
S’il y a une discipline, c’est bien celle qui consiste à forer en soi pour trouver la source silencieuse qui se confond avec la source du plus grand amour et de la joie
A quoi tient le plaisir de la conversation ?
Si la conversation ne vise qu’au plaisir, elle est une occupation superflue sur laquelle il n’y a pas lieu de s’attarder. La conversation véritable vise le bonheur et la vérité. Le bonheur dans la vérité. Cela dépasse le plaisir. C’est un frisson incommensurable. Dans une conversation réussie nous abordons des points de haute intensité – ce qu’est la mort, le haut sens de nos vies, ce qu’aimer veut dire. Ce sont des sortes de prières qui s’extérioriseraient. Des profondeurs rendues soudainement visibles. La révélation qui s’y joue pulvérise l’idée de plaisir. Nous entrevoyons des éclats de sens sur lesquels nous pourrions rebâtir le monde. C’est un éclat de nouveauté sans cesse renouvelée. Le monde entrevu à son commencement même. Éros peut aller faire joujou dans son coin : c’est Agapè qui mène la danse.
Peut-on considérer la conversation comme un art à part entière ?
C’est l’art par lequel nous construisons la société humaine. Celle que les politiques nous promettent et qui leur échappe constamment. Pas besoin de loi, de technique, d’institutions. Il suffit de se mettre à parler, à deux, trois au quatre, et nous créons de facto la concorde et l’harmonie désirées. Pourvu que nous soyons à l’écoute, capables nous-mêmes de nous ajuster, de renoncer à nos volontés de puissance. Nous concertons. C’est un art majeur. D’autant plus beau qu’il n’a pas besoin d’académies et qu’il n’est sanctionné par aucune évaluation ou reconnaissance. La conversation est musicale, chorégraphique, acrobatique et poétique. Elle constitue pour tous les arts institués un double désirable, une sorte de paradigme secret. Le jazz converse, la danse, la littérature, l’architecture… Quand un art ne converse pas, il fait le choix de la terreur.
En quoi la conversation peut-elle redonner du sens au quotidien de l’homme moderne ?
Elle nous rouvre à l’autre, nous empêche de définitivement mourir dans le machinal et l’utilitaire. Elle est un formidable antidote à toutes les programmations qui menacent le principe vital. Elle fait le pari que l’essentiel ne s’achète pas, ne s’apprend pas, ne se réifie pas. Elle nous permet, comme dit Céline, de garder en nous suffisamment de musique pour faire danser notre vie, dans un désir d’harmonie avec autrui.
Comment comprendre l’idée que vous avancez selon laquelle la conversation doit être perçue comme la continuité de certaines pratiques spirituelles telles que la prière ou la méditation ?
Toute conversation digne de ce nom est tournée vers plus grand que nous. Nous faisons un effort pour nous tenir droit devant l’autre, devant la majesté humaine, devant la beauté tragique de ce qu’est une vie humaine. Funambules suspendus au-dessus du vide, infatigables chercheurs de sens, faisant le pari que l’autre est un frère en puissance, nous ne nous regardons pas le nombril. Nos conversations les plus belles ne peuvent fructifier sur des principes de mesquinerie. On se lasse de la méchanceté, de la bassesse, de la médiocrité. Nous avons besoin d’un aliment autrement plus galvanisant. De feu, de joie, d’incommensurable. Le mal, dans toutes ses déclinaisons, est un effroyable réducteur d’horizon. Nous sommes des animaux métaphysiques de très haute exigence. Il nous faut du très grand, du très beau, du très significatif. Nous ne parlons que tournés vers le plus haut – que nous éprouvions le besoin de le nommer Dieu ou pas.
Comment définiriez-vous la « société de la convivialité » dont vous parlez dans votre ouvrage, et en quoi la pratique de la conversation pourrait-elle permettre son avènement ?
La convivialité est cet art de l’attention et de l’égard dont je parlais tout à l’heure. La conversation ne se contente pas d’en faire un objet, contrairement au discours et aux idéologies. Elle a une vertu performative. Elle œuvre à sa réalisation effective. Réalisation effective et toujours éphémère. La conversation ne peut pas durer. La société de convivialité est un bivouac provisoire dans une recherche sans fin.
Vous affirmez que « la conversation est ce moment où je mets à l’épreuve ce que je crois savoir de la vie ». Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Dans la conversation je ne peux pas me réfugier derrière des masques ou des leurres. La confrontation à l’autre, l’acheminement vers le visage de l’autre impliquent un dénudement. Pas d’esquive possible sinon la conversation n’a pas lieu et l’on s’en tient au bavardage en usage. Nous allons souvent très vite très loin dans la conversation, lorsqu’elle est authentiquement conversante. C’est pourquoi comme je le disais tout à l’heure nous nous ouvrons si facilement aux inconnus, plus qu’à des familiers, avec qui nous sommes engagés dans des jeux de représentations et d’identités plus lourds à déplacer. Nous profitons de la moindre occasion pour jeter aux orties notre livrée sociale, pour donner voix à des aspirations plus ténues, des possibilités intérieures que nous n’osons pas toujours révéler à ceux que nous aimons, de peur de les désorienter. La conversation est une mise à l’épreuve de ce que nous croyons savoir de la vie : pas parce que nous affronterions le jugement de l’autre, mais tout simplement parce que nous nous présentons à lui avec ce seul viatique. Les attaches de circonstances, les idées du moment, les goûts à la mode : cela tombe vite, dans une conversation vraie, pour laisser la place à l’essentiel – ce que nous serions prêts à dévoiler devant le visage d’un semblable, le tombeau d’un être aimé ou le regard aimant du Dieu auquel on croit ou auquel on aimerait croire.
- La conversation, Emmanuel Godo, PUF, 176 pages, 17 €, 19 mars 2014
Propos recueillis par Sébastien Reynaud