Le passage dit de la course hippique, dans le roman de Claude Simon, La Route des Flandres, est un récit réaliste, sportif au souffle haletant ponctuée de pauses picturales et photographiques.
En lisant ce passage de la Route des Flandres de Claude Simon, vous pourriez sentir la soif inextinguible d’en connaître la fin, tout en profitant de chaque moment au point de souhaiter qu’il ne se termine jamais. En apparence, vous ne feriez que lire le récit d’une course de chevaux. Cet événement rassemble trois protagonistes du roman. Le capitaine de Reixach participe à la course et monte une jument à la robe alezane. Corinne et Iglésia l’observent du haut des tribunes. Cependant le récit de cette course étonne notamment grâce la perception réaliste qu’il offre au lecteur. Il est sublimé par le rythme que lui confère la narration (le narrateur du roman est difficilement identifiable). Comme si le souffle des phrases de Claude Simon se calait sur celui des chevaux au galop. Mais la narration peut s’arrêter sur certains instants de cette course, qui sont captés comme des photographies, ajoutant ainsi à la lecture haletante quelques pauses contemplatives et poétiques, presque intemporelles.
Comment rendre la perception du lecteur réaliste en alliant le mouvement de la course et la contemplation d’images arrêtées?
Comment ne pas apprécier le réalisme de la perception de cette course hippique? Le réalisme visuel d’abord, est saisissant. Comme si le lecteur empruntait pour quelques pages les yeux du spectateur présent sur place. Il fonctionne notamment grâce à l’approximation de la vision des formes aperçues par les spectateurs depuis les gradins qui traduit l’effet de la distance sur l’oeil. Par moments, les casaques des jockeys en course deviennent aux yeux de ce ‘’ spectateur-lecteur ’’, de simples «tâches», «des pastilles roses». L’ensemble du peloton galopant est «plus qu’une houle, un moutonnement de têtes montant et descendant sur place». Comme dans un tableau impressionniste, les diverses petites touches de couleur que sont ces chevaux montés offre une vue globale de la course. L’optique est prise en compte par le texte jusqu’à ‘‘l’effet des jumelles écrasant la perspective’’, ce qui accentue l’impression de ‘‘surplace’’ des chevaux. La vision de la foule présente dans les tribunes est également remarquable car elle saisit l’éclatement progressif de cette masse humaine durant la course: ‘’ la foule se détachait (d’abord un point noir, puis deux, puis trois, puis dix, puis par grappes entières ‘’. L’effervescence des hommes dans ce flot liquide qu’est le temps. L’expressivité des images de ce texte est unique car légère et puissante: ‘’ soudain le premier cheval, non pas franchit, mais crevât la haie.’’ Tel un photographe, le narrateur s’appuie sur le négatif pour faire éclore le positif.
Le réalisme de ce récit comprend également une dimension auditive. Sentir la foule c’est l’entendre jusqu’à pouvoir presque la toucher: ‘’les cris de la foule les entouraient comme une matière solide, épaisse.’’ Le contact des deux personnages, Corinne et Iglésia avec l’altérité de la foule se réalise par l’ouïe: ‘’ leurs oreilles bourdonnantes emplies par la clameur déçue, sauvage de la foule’’. Un écho est trouvé avec le bruit, mystérieux et bien différent, qui se dégage du champ de courses, ‘‘l’espèce de tonnerre silencieux, la sourde trépidation du sol sous les sabots’’.
Dans ce cadre réaliste, la mise en récit de la course crée une perspective dramatique: le lecteur-spectateur est suspendu à la moindre péripétie pouvant se produire, et est tendu vers l’issue finale. Le classement du capitaine de Reixach au sein du peloton, attentivement suivi par Corinne et Iglésia, et subissant de nombreux bouleversements, s’inscrit dans cette perspective, selon un système dramatique ascendant/descendant. Le lecteur assiste à la folle remontée de l’alezane, ‘’la pouliche allongeant sa foulée, remontant un à un, à longs coups de rein, les chevaux qui l’avaient dépassée,’’. De Reixach atteint la première place provisoirement, ‘’de sorte qu’il se trouva à peu près au milieu de la piste et seul, devançant légèrement le second cheval». La descente au classement s’amorce, inévitable après l’apogée, ‘’de Reixach talonnant maintenant le troisième cheval’’. Le lecteur est suspendu au but vers lequel la course s’oriente , et le texte rappelle constamment cette finalité, qui peut s’apparenter au franchissement d’un obstacle: «tous les quatre se dirigeant alors vers le bull-finch’’, ‘’à deux mètres derrière les deux chevaux qui la suivaient avant d’aborder le bull-finch’’. La disparition des chevaux du champ de vision produit des effets d’attente chez le spectateur attentif qui observe ‘’le groupe de tête obliquant à droite, disparaissant de nouveau derrière le petit bois’’. Les réapparitions en sont d’autant plus souhaitées et surprenantes comme celle de ‘‘la casaque rose réapparaissant cette fois la première, mais à peu près collée au jockey suivant’’. Ce récit de course a donc une fonction qui est propre au genre auquel il appartient: tenir le lecteur en haleine dans l’attente du résultat’’.
Mais le rythme effréné du récit inclut des pauses pendant lesquelles le narrateur s’arrête pour capter et peindre quelques images hippiques. Des instants décisifs pendant lesquels la vue du lecteur-spectateur peut saisir un cheval ‘’reposant apparemment sur le ventre comme en équilibre, une fraction de seconde immobile’’. La beauté aérienne est ainsi donnée à contempler, ‘’l’alezane, la longue et claire coulée de bronze, semblant alors s’allonger encore, s’étirer, aérienne, s’arrachant aurait-on dit, non du sol, mais à la pesanteur elle-même’’. Cette beauté est peut-être même rendue céleste par la phrase simonienne syntaxiquement décomplexée: ‘‘sous l’immense archipel des nuages suspendues, ou peut-être tout simplement peints dans le ciel, les chevaux’’.
Ces instants sont captés grâce à la mécanique quasi-photographique de l’oeil qui est représentée : « l’image de son arrière-train en position de ruade restant un moment sur la rétine ». Mais chez Simon, tout est provisoire, et même ces micro-souvenirs picturaux, presque indélébiles, semblant résister au devenir incessant de la course, sont confrontés à l’usure du temps. : l’image de l’arrière-train « immobilisée et disparaissant enfin » « laissant une sorte de banc de brume roussâtre ». Comme à l’échelle de tout le roman centré sur le désastre de la Seconde Guerre Mondiale, la travail du temps use et rattrape les hommes, interrompt la course du monde, pour produire finalement une sorte de poussière ou de néant…
La littérature, et notamment la Route des Flandres, semblent pouvoir demeurer après ce travail du temps. Ce texte, au réalisme saisissant, est à la fois un récit de course haletant et une série poétique de photographies, d’instants à contempler. J’ai commencé à le lire en passionné de turf, je l’ai fini en amateur de peinture.
Alexandre Poussart