“L’Armée est autour, au-dessus, au-dessous et à l’intérieur de toi. Si tu essaies de lui échapper, tu fais encore partie d’elle. Si tu tentes de la tromper, c’est elle qui te trompe. L’Armée existait avant toi et elle existera quand tu ne seras plus là, pour l’éternité. En aimant l’Armée, c’est toi que tu aimeras. Tu as le devoir de préserver ta vie dans tous les cas et à tout prix car ce n’est pas à toi que ta vie appartient, mais à elle. L’Armée ne fait pas de distinction entre le corps et l’esprit, elle veille sur eux et dispose d’eux. Aussi maintenant, répond : Crois-tu en l’Armée ? Y crois-tu ? Dis-le maintenant, alors. Dis-le !” La déesse Armée est transparente, insaisissable mais c’est elle qui enveloppe et dirige le peloton Charlie, envoyé en Afghanistan.
Regard clinique
Paolo Giordano s’essaye au récit militaire avec l’œil exercé et le regard clinique d’un médecin. Il adopte un ton neutre et détaché pour que nous puissions mieux saisir l ’ampleur des enjeux. Les personnages sont définis par leur corps et vont découvrir les réactions de celui-ci en temps de guerre. Les soldats viennent de tous les horizons et réagissent tous différemment. Parmi eux, le lieutenant Egitto, médecin de garnison qui cherche en l’armée un moyen d’oublier une histoire douloureuse. Il prend assidûment des antidépresseurs et s’amuse à en noter les effets sur son organisme “les maux de têtes aigus, l’inappétence, les ballottements, les nausées, intermittentes et, plus bizarre encore, l’engourdissement de la mâchoire, une sensation identique à celle qui accompagne un bâillement excessif.” De même, le simple soldat Torsu se retrouve cloué au lit pendant plusieurs mois, son courage et ses ambitions réduit au silence par la maladie. “L’intoxication alimentaire lui a causé une dysenterie, et la dysenterie lui a donné de la fièvre. Pour la faire tomber, il a pris des antibiotiques qui lui ont provoqué un abcès aux gencives et un nouvel accès de fièvre, lequel l’a cloué si longtemps au lit qu’il a eu des hémorroïdes.”
Le corps social d’un régiment est un terreau particulièrement fertile pour le romancier. La camaraderie règne en maître au sein du peloton Charlie, les sentiments d’amitié sont exacerbés par l’omniprésence du danger et cristallisés par le rejet de Mitrano, le souffre douleur. Giordano nous fait pénétrer dans l’intimité de ses relations masculines qui semblent s’évaporer une fois le conflit terminé. La virilité semble être portée aux nues et il faut en respecter les codes, ce que s’efforce de faire le caporal-chef Cerdana : «S’il y avait un Péléiade Achille dans le troisième peloton de la compagnie Charlie, ce serait lui». Il jure, gronde, grogne, se bat comme un fauve et voue un culte à son corps.
Récit d’initiation
Cependant, même un personnage aussi rigide que Cerdana ne reste pas figé et se trouve lui aussi aux prises avec un conflit intérieur. La force de ce roman consiste à faire évoluer sans cesse ces personnages en fonction des épreuves qu’ils traversent et de leurs relations fluctuantes. La valse des événements les entraîne inexorablement dans la tourmente. Véritable récit d’initiation et de formation, les protagonistes se voient forcés d’évoluer dans l’univers le plus hostile qui soit. L’enfer du Gullistan n’épargne ni les corps ni les âmes. L’étouffante chaleur du désert, le paysage aride, la menace incessante des Talibans et les campements spartiates sont autant d’obstacles qui mettent le corps humain à rude épreuve. Le conflit est le seul moyen pour les soldats de s’exprimer. Toute situation est propice à se battre et ils doivent lutter contre des instincts primitifs et se construire en opposition à ces pulsions. Voici l’apprentissage que leur lègue l’armée.
Ils doivent faire face à leurs peurs, à leurs angoisses et à la faillite de leurs chairs. À son corps défendant, la compagnie Charlie est emportée dans une opération meurtrière, cauchemardesque, qui désagrège les espoirs et détruit les chairs. L’Armée aime le corps, plus facile à appréhender que les esprits. Le corps est un instrument, il ne pose pas de questions. Les soldats sont supposés faire de même mais comment le supporter ? Car même le corps se rebelle sous le coup d’une décharge émotionnelle trop forte et Cerderna semble trouver un palliatif dans la sexualité. “Voilà ce qu’il lui faut pour cuver toute la rage qu’il a dans son corps : du sexe.” Calmer le corps par le corps. Une solution recommandée par l’Armée qui aime ce qui fait place nette et permet d’évacuer l’esprit. Celui-ci doit être maîtrisé, refoulé. Le soldat doit enfouir ses besoins, ses aspirations et ses craintes. Le corps est quelque chose de plus tangible que l’esprit, de plus objectivable. Mais peut-on apprendre à un soldat de ne pas souffrir à l’annonce de la mort d’un de ses camarades ? Est-il possible d’en faire seulement un corps, un outil au service de la patrie ?
A ce récit corporel se mêle également la problématique de la famille et de l’éducation.
A ce récit corporel se mêle également la problématique de la famille et de l’éducation. L’expérience de la guerre ne forme pas à celle de père. Paolo Giordano décrit le retour à la vie civil comme creux, vide et insipide. «Une gélule par jour, chacune étant censée effacer une question à laquelle je n’avais pas su répondre : qu’est-ce qu’une famille ? pourquoi une guerre éclate-t-elle ? peut-on devenir un soldat ?». Après la formation arrive la déformation mais cette fois-ci ce n’est pas le corps qui est touché, mais l’esprit.
- Le Corps humain, Paolo Giordano, traduit par Nathalie Bauer, Seuil, 420 pages, 22 euros, 22 août 2013.
Pierre Poligone