On ne présente plus Jean-Baptiste Del Amo. En seulement deux romans (Une éducation libertine, prix Goncourt du premier roman en 2009, puis Le Sel) le jeune toulousain s’est imposé comme un des auteurs les plus talentueux de sa génération et une des voix les plus singulières du paysage littéraire français. Il nous revient ce printemps avec Pornographia, un roman d’une puissance et d’une beauté rares.
Un homme (on n’en sait pas grand-chose, sinon qu’il est homosexuel) erre dans les bas-fonds de La Havane, de bouges en taudis, à la recherche d’un giton (on en sait moins de choses encore), dont le souvenir, depuis que leurs chemins se sont croisés une nuit, l’obsède et le dévore ; une nuit dont la réminiscence sensuelle et ignominieuse excave son nid dans sa chair et son esprit : « Le désir geint et lancine dans mon ventre, nourri par la pourriture de la chambre, l’odeur de sexe crasseux, de bois piqué, de fruits talé, d’urine rance, de sueur tropicale. J’éprouve le besoin de me vautrer dans cette souillure, d’en jouir impunément. Je ferai alors de moi un homme libre et dévasté. »
C’est l’occasion de clarifier le titre du roman. Le mot pornographie est à prendre ici au sens étymologique du terme. Formé des mots grecs pornê (prostitué) et graphê (peinture), le mot désigne littéralement la représentation picturale d’un (e) prostitué (e).
Il s’agira donc de portraits de prostitué(e)s. Ceux auxquels se livre l’homme en croyant reconnaître en eux la figure du giton (« La réalité du giton glisse vers l’idée du giton en une estampe glorieuse et sacrée que je ne peux plus percevoir et célèbre pourtant en pensée. ») ; celles qui tapinent dans une venelle interlope pour le compte d’un flic véreux ; ceux qui enculent furieusement des occidentaux de passage ; celles qui passent le flambeau à leurs fillettes ; ceux dont l’homme se fera des amis, presque une famille. Et quels portraits ! L’auteur dessine « leurs corps las, fourbus de désir et de sexe » tels qu’ils sont, noyés dans la jungle urbaine, pauvre, sale et désœuvrée. Il conte leur misère désarmante, leurs odeurs aigres, leur pourriture physique et morale :
« Sous les porches racolent des fillettes aux seins pointus et durs, petite motte glabre moulée sous des culottes de coton, jupes de poupée. Leur haleine pue le foutre. Plus loin, des pédés musculeux aux biceps tatoués de christs et de madones approximatifs et délavés se meuvent sous les arches, queues et couilles pendant à gauche ou à droite de la couture de leurs jeans ou remontées dans leurs slips pour mieux bomber la braguette de leurs shorts rapiécés. D’autres, ravagés par le sida ou la syphilis, dissimulés dans la pénombre d’un hall, essaient encore de vendre au rabais leurs gueules décavées, leurs peaux bouffées par le sarcome. Un dollar pour baiser ce cul pourri de condylomes, c’est cadeau pour toi. »
 « Dans sa violence couvée et son imposture, sa splendeur rompue, la ville m’est familière (…) »
 Comme toujours chez Del Amo, la ville occupe une place prépondérante. Elle est pratiquement un personnage à part entière, vit sa propre histoire et mène sa propre action en marge de celles des protagonistes. L’on quittera souvent le personnage principal et sa quête du giton pour se concentrer sur elle. Des scènes de vies toutes plus inconcevables et horrifiantes les unes que les autres s’y succèdent, dans la violence et le dénuement. Ses tourments, que l’auteur décrit avec un incomparable brio, cohabitent avec les affres du héros. Soit à travers des grands tableaux :
« Les habitants de cette ville y naissaient dans l’ignorance de ce qui avait pu mener leur ancêtres à s’y établir. Ils y grandissaient dans l’incompréhension de ce qui avait poussé leurs parents à y demeurer. Ils y mouraient enfin dans l’hébétude d’une existence dérisoire, laissant derrière eux une descendance repoussant toujours plus loin les limites de l’ignorance, de l’incompréhension, de l’hébétude, au point que la ville, pour qui la traversait à quelques décennies de distance et en aurait gardé un souvenir même vague, semblait franchir d’une époque à l’autre une étape nouvelle et improbable dans la barbarie et l’abjection. »
Soit à travers des évènements isolés :
« Quand la dalle s’effondre enfin dans la cour, emportant le verrat dans un grouinement de stupeur, on sort aux fenêtres, on s’attroupe aux portes, on contemple le tas de viande rose embroché sur les deux tiges de métal saillant des gravats (…) L’histoire pourrait ainsi finir par le rassasiement de tous, si n’avait joué à cet instant dans la cour, sous le balcon du troisième, une fillette de quatre sur laquelle repose désormais trois cents kilos de chair et de béton mêlés. »
Et tout cela vous est offert par une écriture dont le classicisme, l’ampleur et la recherche peuvent dérouter au milieu de la mode de l’épure généralisée
Et tout cela vous est offert par une écriture dont le classicisme, l’ampleur et la recherche peuvent parfois dérouter au milieu de la mode de l’épure généralisée, et surtout au regard du sujet et de son traitement. Mais enfin, que serait un Del Amo sans ses descriptions lentes et interminables, aussi précises et détaillées qu’un bilan comptable ? Que serait un Del Amo sans ses ciels zinzolins, ses parturientes, ses yeux coruscants, ses corps étiques et ses villes aux allures de géhenne ? Pas grand-chose.
« Puisqu’il faudrait pour recouvrir la souveraineté de mon corps (…) »
Vous l’aurez compris à ce stade, sur la forme comme dans le fond, Pornographia n’est pas un roman facile. Vous ne le lirez pas sans être ébranlé. Vous grimacerez, vous frémirez de stupeur, vous détournerez le regard ou refermerez vivement les pages quand les images dépeintes par l’auteur vous deviendront intolérables – ce qui ne manquera d’ailleurs pas d’attirer sur vous quelques regards intrigués si vous avez l’habitude de lire dans les transports en commun. Viendra fatalement le moment où vous vous demanderez : Pourquoi tant d’horreurs ? Pourquoi une telle surenchère dans le macabre et le scabreux ?
Viendra fatalement le moment où vous vous demanderez : Pourquoi une telle surenchère dans le macabre et le scabreux ?
Vous vous direz peut être, comme je l’ai lu il y a peu sous la plume d’un détracteur, que Del Amo ne cherche qu’à vous choquer, que son écriture évoque ces pervers exhibitionnistes qui se promènent dans la rue avec un pardessus pour tout vêtement, et qui attendent de se trouver dans des lieux bondés ou, c’était son exemple, face à une école à la sortie des classes, pour en écarter les pans et contempler avec délectation les sursauts d’effroi arrachés à l’entour par la soudaine apparition de leurs indésirables nudités.
Avec un peu de chance, vous vous souviendrez que j’ai écrit que cette analyse est excessive. Bien sûr, nulle ingénuité ici, le but de l’auteur est bien de susciter chez le lecteur une réaction viscérale et, disons-le comme on le pense, des appétences inavouées parce qu’inavouables. Car là où certains choisissent le suspense, des personnages attachants ou un humour sympatoche pour tenir le lecteur, Del Amo lui manœuvre par le désir, et tout dans sa forme participe à l’entretien de ce désir.
Pas d’intrigue bien ficelée, pas de personnages clairement situés, encore moins de narration linéaire, cohérente et balisée. Ce n’est pas tant l’histoire qui compte que la manière dont elle vous sera racontée.
Pas de parties, pas de chapitres, simplement des fragments, des évocations poétiques et cruelles portées par l’écriture charnelle. Une série de photographies ultra-sensorielles, qui mobilisent toutes les perceptions, de la vue au goût en passant par les odeurs, et vous plongent dans un univers délirant et suffoquant.
L’exercice n’est pas sans péril, on peut y perdre son lecteur. En effet, il n’est jamais facile pour celui-ci de lâcher totalement prise, de se résoudre à n’être plus dans une intellection linéaire du texte, d’en prendre possession et de se laisser posséder par lui, d’en faire son amant.
Et c’est exactement le sentiment, tenez ! Ce texte vous fera l’amour, littéralement, il vous baisera et, peu à peu, vous finirez par vous laisser baiser par lui. Alors lâchez prise. Ce sera peut-être déroutant, écœurant, effrayant et douloureux par moments, mais en fin de compte, c’est une promesse, un serment, ce sera bon. Terrible et bon.
- Jean Baptiste Del Amo, Pornographia, Gallimard, 144 pages, 14, 50 euros, 07 mars 2013
Yann SolleÂ