Zone Critique vous souhaite de merveilleuses fêtes et vous propose, pour digérer votre repas de réveillon et profiter comme il se doit de ce 25 décembre, un texte de fiction inédit par Yann Solle, Le Jeune Homme en Rivière.
Le Jeune Homme en Rivière traversait un village. Il le coupait en deux parts égales, deux rives sœurs où s’organisait la vie de la communauté.
Ici et pour encore une trentaine de kilomètres vers le sud, on avait décidé qu’il s’appellerait la B., comme le village, qui reposait au fond d’un vallon verdoyant. On l’avait ceint de deux quais de pierre qu’il effritait lentement, mais certainement — ils devaient pourtant savoir, et s’ils le savaient, se résoudre à accepter que jamais ils ne pourraient le contraindre sans fin à la captivité.
Il s’écoulait sous la garde de grandes constructions de pierre aux toits de tuiles ; certaines avaient leurs fondations immergées en lui ; des antennes paraboliques maculées de fientes hérissaient quelques toitures, seuls signes apparents de modernité dans ce décor sans âge. L’endroit paraissait avoir germé au cœur de la végétation ; cela lui donnait cet air, à l’orée du printemps odorant, d’être un peu incongru. Des rambardes de bois vermoulu côtoyaient des arbustes sauvageons. Des buissons fous se faisaient la malle des jardins. Un saule malvenu le caressait avec une infinie tendresse de ses tentacules mous et feuillus.
Quelques frondaisons s’étaient parées d’un jaune roussi, inattendu à cette période de l’année, comme si elles étaient demeurées figés dans l’arrière-saison. Il n’y avait nul lieu de s’en étonner. N’était-il pas monnaie courante de voir une saison tenter de s’introduire dans un temps qui n’était pas sien ? Les arbres incriminés, ils étaient quatre, semblaient se plaire, dernièrement, à prendre une part active dans ces entreprises d’ingérence. L’automne passé, ils étaient parvenus à garder intacte leur verdeur quand les autres avaient déjà succombé aux flammes du pourrissement. L’hiver, alors que leurs semblables s’étaient entièrement défaits de leurs coiffes et que tranchaient sur le ciel pur les lignes brisées de leurs branches, ils avaient lutté jusqu’à la dernière extrémité pour conserver leurs feuilles –– combat qu’ils savaient perdu d’avance, car il viendrait fatalement un moment où une bourrasque un peu plus appuyée que la précédente détacherait de leurs branches ces organes noircis, éteints déjà, il faut bien le dire, mais qui tenaient encore par Dieu sait quelle prouesse, ainsi que des spectres qui, se refusant à quitter ce monde, s’amarrent de toute leur âme aux vivants, qui se croient alors tourmentés, quand les morts, même dans les limbes où ils sont aspirés, ne se résolvent simplement pas à se sevrer de leur affection.
Le Jeune Homme en Rivière poursuivait son voyage. Il atteignait un petit pont de fer à trois piliers de pierre, qui l’enjambait, et réconciliait ce qu’il avait fâché. De là, un groupe d’enfants s’amusait à lui jeter des pierres, sous l’œil impavide de deux dames âgées. Plic ! Ploc ! Plaf ! Des poissons effrayés par le bombardement se sauvaient précipitamment ; et, prenant conscience de cela, les gamins recommençaient de plus belle, en riant plus fortement. Plic ! Ploc ! Plouf ! Les explosions soulevaient des gerbes d’écume. Les ondes de choc s’étalaient, se rencontraient et s’absorbaient. Se demandait-on jamais s’il faisait l’expérience de la douleur quand on lui jetait des cailloux ? Ou quand il gelait et que, pour atteindre le poisson, on le perçait d’un trou ? Ou quand on l’écrasait soudain alors qu’il s’écoulait paisiblement sur une joue ? Le Jeune Homme en Rivière l’ignorait — même à lui il n’était pas donné de tout savoir.
Il eut souvenir qu’une nuit, sur ce pont, une jeune fille de blanc vêtue riait. Tantôt sifflement puis rugissement, un instant sépulcral, l’autre solaire, ce rire semblait une incantation, qui conviait quel démon réfugié dans quelle ténébreuse folie. Il avait un rythme, des variations, mais aucune ferveur, pas plus d’âme, comme s’il était en elle commandé par des mécanismes qui défiaient la raison, le bon sens et la conscience. Il s’accaparait l’espace à l’entour sans que, à aucun instant, la détentrice de la gorge gracile dont il jaillissait en saccades incontrôlées parût craindre d’être entendue. Comme s’il n’y avait, finalement, rien que de très ordinaire dans la circonstance qu’une jeune fille, toute de blanc vêtue, se trouvât seule sur ce pont, à cette heure interdite, à déployer son éclat de fou rire sur le monde paisible de la nuit…
Le Jeune Homme en Rivière continuait d’avancer. Qui suivait son cours dépassait à présent le centre-ville — n’était-ce pas là un terme bien indu pour une bourgade de quelques centaines d’âmes ? Un deuxième pont était jeté là, tout de pierre ouvragée, qui supportait une rue piétonne, celle du village la plus fréquentée. Plus loin se détachait l’ancien moulin, qui avait écrasé son dernier grain voici plusieurs décennies ; il conservait cependant sa grande roue à aubes, qu’on faisait encore actionner au Jeune Homme en Rivière pour l’évanescent ravissement de quelques touristes.
D’autres maisons se dressaient, qui paraissaient émerger de lui. Des bouquets de fleurs — des épilobes violets, des épervières rouges, des achillées jaunes, des abelias roses, des muguets blancs, des capucines orange, des myosotis bleus…— pendaient sur les murets de pierre et les barrières de fer forgé des jardins flottants.
Des canards bruns et des oies blanches se pavanaient, placides, altiers, attaquant du bec le reflet distordu d’eux-mêmes que leur renvoyait le Jeune Homme en Rivière. Ils s’attardaient près du lavoir, au pied de la tour, où des habitués leur lançaient des grains et des miettes de pains. Rien de cela n’aurait été s’il n’avait là été. Ni hommes, ni animaux, ni végétation…, que dalle, le désert s’il n’avait choisi de tracer par là sa voie. Mais avait-il choisi quoique ce soit ? Était-il libre de son écoulement ? Était-ce le relief qui l’orientait ou lui qui avait fini par imprimer sa marque sur le relief ? Qui commandait l’autre de la terre ou de lui ? Il n’y avait pas que l’œuf et la poule qui avaient des doutes quant aux prémices de leur histoire commune.
Vinrent les limites du village. La dernière maison. Le Jeune Homme en Rivière avait bleui, son lit s’était étréci, ses berges étaient redevenues gazonneuses, un petit banc de marbre trônait au milieu des herbes folingues, c’était l’accalmie. Un dernier pont se dressait là, structure de métal lattée de bois, assiégé de lierre grimpant, sans appui médians, comme si elle flottait dans l’atmosphère fruitée. Le pont ne paraissait pas avoir d’autre destination que de sonner le tocsin pour le Jeune Homme en Rivière car, soudain, dans un geste meurtrier, les arbres se refermèrent sur lui, et il s’enfonça dans le ventre sombre et embaumé de la forêt.