D’abord paru en 2014, Le prénom a été modifié, de Perrine Le Querrec reparaît cette année dans la collection La Sentinelle de la belle Contre Allée. L’auteure pose d’emblée l’écriture comme témoignage, et d’un témoignage qui, s’il ne répare pas, illustre une injustice, autour des « procès appelés par les médias procès des « tournantes de Fontenay », ces viols en réunions perpétrés entre 1999 et 2001 sur deux adolescentes, dont le verdict, au début des années 2010, avait suscité colère et indignation.

Si le recueil est porté par un sujet éprouvant, il n’en demeure pas moins une bouffée d’air dans ce qu’il transmet d’une parole éclatante, d’une parole brute et brutale. Il faudrait dire brute cette écriture qui s’impose comme une rage sans forme, où se succèdent les mots, un surgissement des tripes animé par une colère noire – non pas le sans-forme à vide mais l’informe d’une parole qui rejette la discursivité. Brute l’écriture qui s’érige comme refus et renvoie au monde sa propre violence et surtout les silences, comme le précise Le Querrec dans l’avant-propos : « moi je les voulais ces mots-là, je voulais rompre tous les silences qui l’enterraient, qui la condamnaient », puis ajoute « je voulais qu’ils disent tout, qu’ils crient plus fort que ce silence impossible. »

Un recueil du corps, qui, s’il refuse donc toute métaphore, tente de conjurer malgré tout au-delà du mot cette corporéité déchirée – le viol est une déchirure de l’intégrité, autant qu’une dépossession d’un corps-à-soi.

Brutale encore l’écriture qui ne transige pas, ni dans la crudité de ce qu’elle évoque et montre – mais l’histoire même convoque cette brutalité, où s’efface l’autrice, passeuse d’un relai et d’un témoignage coincée au seuil de la gorge, dans une intimité collective – car c’est là l’un des sursauts de toute poésie : donner issue à la parole. Brutale l’écriture qui se refuse à l’image, qui assène dans une parataxe vigoureuse le factuel : « Je suis redevenue une fille normale après 15 ans une fille normale violée normale victime normale on me remarque plus, pas faire le moindre bruit et laisser la graisse recouvrir tout m’avaler me protéger me transformer en rocher en obstacle en montagne. Faut pas parler. Jamais crier. Dans la cave non plus. » Là un recueil du corps, qui, s’il refuse donc toute métaphore, tente de conjurer malgré tout au-delà du mot cette corporéité déchirée – le viol est une déchirure de l’intégrité, autant qu’une dépossession d’un corps-à-soi : le corps de la victime entasse, accumule, s’efface dans la douleur, lacanisme du poids, réalité du mourir-lent.

« J’ai tant d’années de mort derrière moi et 70 kilos en plus, 120 kilos

et on ne me voit

toujours pas »

Car de ce corps multiple et disloqué c’est bien l’impossible retour à soi qui guette, qui s’étouffe dans son indicible effroi : « Je suis lourde pesante interminable. »

Un corps qui devient celui du poème. Chaque texte, chaque sursaut de la parole, est pris en étau, encerclé de ses propres corps qui contraignent et situent ; refrain, ballade ou rondeau de l’enfer – à loisir. Chaque poème débute alors dans l’éternel retour : « C’est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout. » Une suppression du sujet qui n’étonnera même pas, là où la poésie cherche à lui redonner sa place et rappelle à chaque fois combien, loin d’être acquise, l’écriture rejoue l’épreuve d’une réconciliation de soi. Et chaque poème s’achève de la même manière, « Je m’assois par terre étourdie. » Là encore, si on retrouve un certain « je », il n’est qu’incertain, et fragilisé, puisque le texte relance continuellement le même pouvoir de stupéfaction du réel

« Je te baise

Grosse pute

Nique

Je t’encule

Salope

Suce ma queue

Je te pisse dessus »

Il court vers l’innommable quand la jeune femme affronte l’indicible – perte du je où retentit l’écho de la déchirure originelle :« Je garde les bleus les hématomes les cicatrices les trous les cratères les fractures les 70 kilos pour organiser ma vie. » Une vie qui se joue désormais dans l’éclatement, entre aspirations d’une part et rêves viciés de l’autre : « Je voudrais être une petite fille. Une petite fille qui attend ses parents dans un beau pyjama », au lieu de ces « rêves engloutis de violences et de sang. Je me réveille couchée dans la meute. Ma douleur sait le poids exact du monde. »

A cet instant de l’écriture où la parole joue sa propre impuissance, seuil de l’indicible, la poésie ne peut rien, profondément inutile – qu’elle soit louée pour cela – elle transmet, affleure, témoigne, elle montre le monstre qui déchire nos ventres, là le lustre de Le Querrec. Car l’indicible ne peut se dire qu’à la hauteur de la violence, que dans le mouvement de l’informe, quand il ne reste plus qu’à « habiter l’impact. »