Zone critique s’arrête cette semaine sur la mise en scène d’Hamlet (d’après Shakespeare) par Luca Giacomoni au théâtre du Montfort et présentée à l’occasion du Festival d’Automne à Paris. Après une version de L’Iliade (d’après Homère) réalisée en collaboration avec le centre pénitentiaire de Meaux en 2016 et Les Métamorphoses (d’après Ovide) avec la Maison des femmes de Saint-Denis en 2020, Luca Giacomoni s’est illustré comme un metteur en scène impliqué dans une réflexion autour de l’essence même du théâtre et notamment d’un théâtre sociologique mêlant des comédiens professionnels et non-professionnels. Il revient en 2021 avec une interprétation d’Hamlet en partenariat avec le GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences. Au lendemain des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, ce spectacle sonne particulièrement juste.
Symphonie des cordes, des corps et de la voix
Hamlet est une pièce bruyante et pathologique.
Alors que les spectateurs prennent place dans la salle et que les lumières sont encore allumées, le plateau apparaît déjà en mouvement. Une chorégraphie sauvage et anarchique, mêlant échauffements du corps et de la voix, est en train de se dérouler. Le spectacle a déjà commencé. Lorsque la lumière s’éteint enfin, la pièce ne démarre pas, elle se poursuit. Un piano ancien vient se joindre aux gémissements, au bruit des pas qui glissent sur la scène. Un piano commandé par Nathalie Morazin qui occupera une place centrale, du début à la fin, tant il fixera le rythme et la dynamique d’ensemble. Le metteur en scène décrit Hamlet comme une symphonie en trois mouvements, combinant récit et musique, mais il me semble que la symphonie se découpe avant tout en trois supports. Il y a d’abord la symphonie des voix — gémissements, cris, sifflements et récitation du texte. Des voix auxquelles viennent s’ajouter la symphonie du corps — le corps libre dans sa gestuelle, le corps qui se déplace sur l’ensemble du plateau, qui tombe, qui claque ou qui reste immobile. Enfin, on retrouve le piano et le chant lyrique maîtrisés à la perfection et notamment un morceau entêtant qui démarre et clôture la pièce. À cela, il faut ajouter tous les sons obsessionnels : la percussion sur le piano-tombeau, les métronomes insupportables dont on ne peut faire taire la symphonie répétitive et saccadée. Hamlet est une pièce bruyante et pathologique où les voix parcourent le corps et ne s’arrêtent que lorsque le spectre fait son apparition, et ce, de manière temporaire.
La maladie et le jeu
La particularité de cette mise en scène tient à cette collaboration entre des comédiens professionnels et non-professionnels. On retrouve, entre-autres, Valérie Dréville dans le rôle brillamment interprété de la Reine et d’autres comédiens inconnus, mais pas moins talentueux. La pièce démarre sur la figure du Roi, assis sur un vieux fauteuil, texte en main. À plusieurs reprises, il essaie de lire la première réplique de l’Acte I, scène 2, s’efforçant à être dicible pour les spectateurs. Il rencontre des difficultés palpables, mais s’applique à articuler les syllabes. Il finira par y arriver et proposera, durant tout le long du spectacle, une performance touchante et profonde. Chaque comédien porte en lui les stigmates d’un passé lourd. Des cicatrices invisibles que seul le pouvoir du théâtre peut faire ressortir afin de les transcender.
Les comédiens s’entraident, mais passent aussi leur temps à “jouer” au sens large du terme.
Luca Giacomoni a cherché à rassembler sur scène des individus ayant fait l’expérience des troubles dits « psychotiques » : hallucinations visuelles et auditives, trouble de la personnalité… Le spectateur le ressent et adopte, ipso facto, une posture bienveillante. Le jeu n’est pas parfait, il comporte des failles, mais c’est en cela que tient sa force ; dans l’esthétique du fragment. La figure du spectre, interprétée par Fabrice Pesle, incarne cette représentation du comédien malade. Il est présent sur scène, récite ses répliques par cœur — sans aucune erreur —, mais semble éteint et en dehors de lui-même. Les comédiens s’entraident, ils sont présents les uns pour les autres et n’hésitent pas à accompagner, souffler les répliques lorsque d’autres semblent en difficulté. Le metteur en scène est aussi présent durant toute la durée de la pièce, assis côté cour, et porte un regard altruiste sur le jeu de ses acteurs. Il interviendra à plusieurs reprises pour apporter son soutien, notamment au Roi. Tous ces éléments font de cette mise en scène d’Hamlet un condensé de bienveillance qui touche au cœur. Le jeu est aussi pris dans son sens étymologique (du lat. jocus qui signifie « plaisanterie » supplanté ensuite par ludus « divertissement »). Les comédiens jouent leur rôle, mais passent aussi leur temps à « jouer » au sens large du terme. Ils se taquinent, grimpent les uns sur les autres, s’arrosent, font des monts de terre donnant parfois l’impression d’être dans une cour de récréation. Le spectateur se demande constamment si ces jeux font partie de la mise en scène ou s’ils sont improvisés, si tout cela relève du réel ou de l’irréel.
« Je meurs Horatio, le reste est silence »
Les voix nous envahissent et nous obsèdent.
La dernière réplique d’Hamlet avant sa mort prend ici tout son sens : « Je meurs Horatio, le reste est silence ». Hamlet meurt, mais les voix ne s’arrêtent pas pour autant. Alors que le plateau est investi par les corps morts, matérialisés par les torses dénudés, Horatio (l’ami et confident d’Hamlet) va se mettre à danser sous la cadence du piano et de la voix de Nathalie Morazin. Cette danse folle incarne l’impossibilité du silence. Les voix ne peuvent pas se taire, elles sont figées au sujet qui ne peut s’en dépêtrer. Ophélie réclamera plusieurs fois le silence tant les voix et les gémissements prennent le contrôle de sa raison. Elle criera « Chut ! » entre chaque réplique ce qui fera taire les voix, mais pour une courte durée seulement, car elles reviennent aussitôt. Les voix nous envahissent et nous obsèdent, elles nous font douter du réel et de l’irréel et nous font ressentir, sans tomber dans le misérabilisme, ce que l’autre peut vivre. Le théâtre devient le lieu de l’exploration du sujet malade avec un regard lucide porté sur ce dernier. Un lieu où le spectateur est, lui aussi, confronté à son double, au miroir de sa propre nature : miroir physiquement présent sur scène et régulièrement tourné vers le spectateur. Ainsi, le reste n’est pas silence, car les oiseaux continueront de siffler.
- Hamlet d’après William Shakespeare, mis en scène par Luca Giacomoni, du 29 septembre au 9 octobre 2021 au théâtre du Montfort, Paris