Les avis qui s’expriment sur Les derniers jours du Parti socialiste sont à la fois tranchés et largement déterminés par les préférences politiques de leurs auteurs. Ceux que leurs adversaires appellent islamo-gauchistes applaudissent à ce roman à clés qui entend dénoncer la dérive raciste d’une partie de la gauche sous l’égide du Printemps Républicain (rebaptisé Mouvement du 9 décembre). À l’inverse, ceux que leurs adversaires qualifient d’islamophobes se désespèrent de voir un écrivain talentueux s’abîmer dans le conformisme militant, voire la dhimmitude.
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Que penser de ce livre quand on n’est ni islamophobe ni islamo-gauchiste, ni anti-islamophobe ni anti-islamo-gauchiste, et qu’on bâille à la simple évocation de ces sujets ? Peut-on seulement en penser quelque chose, alors que son auteur, au fil des interviews, ne parle que de politique ? Dans ses livres précédents comme dans ses chroniques sur France Culture, Bellanger adoptait sur le monde un regard d’esthète détaché et décalé. Il livrait une variété étourdissante de rapprochements incongrus et érudits qui surprenaient, amusaient et parfois donnaient à réfléchir. Est-ce bien le même homme que celui qui, dans les médias, assène maintenant d’un ton buté sa volonté de « faire du mal à des gens » au moyen d’un livre conçu comme « un long tweet » ?
La quatrième de couverture a de quoi décourager les mieux disposés quand elle évoque une « Comédie humaine des temps modernes » alors que ce roman, avec ses personnages sans épaisseur, n’a rien de balzacien. Et pourtant ! Malgré la quatrième de couverture qui trompe sur la marchandise, les interviews peu inspirées de son auteur et sa thèse qui m’indiffère, j’ai adoré ce livre.
On n’est pas obligé d’écrire un roman balzacien : ces pages enlevées et pleines d’esprit font plutôt penser à un conte philosophique du XVIIIe siècle. Le style lapidaire de Bellanger fait souvent des merveilles, la satire sociale est acérée, comme dans les pages où est raconté avec cynisme le lancement médiatique, à coups de punchlines préparées à l’avance, d’une égérie antiwoke qui utilise son sexe et son origine comme un bouclier rhétorique contre les accusations de ses adversaires ; ou dans la description cruelle d’un apparatchik raté, entré en politique à une époque où « on considérait déjà les militants d’extrême-gauche comme des éléments vieillissants du folklore politique de la France » et devenu faute de mieux intellectuel public : « les différentes intuitions que Grémond portait, depuis une quinzaine d’années, de motion défaite en congrès perdu, avaient pris la forme d’une doctrine cohérente et politiquement passionnante ». On peut aussi sourire à l’évocation mélancolique de « la petite bourgeoisie intellectuelle, peuple de réserve de l’épopée socialiste finissante, issue des professions intermédiaires à fort capital culturel, professeurs ou bibliothécaires, éducateurs ou cadres de la fonction publique territoriale. C’était là un peuple, un peu vieillissant, qu’il valait mieux ne pas avoir contre soi au Trivial Pursuit ou au Scrabble ».
Bellanger affiche dans ses romans un rapport au monde à la fois cérébral, sensible et onirique, qui, cuistrerie ludique à l’appui (« la rébellion anaphorienne du hollandisme »), fait basculer soudainement le récit dans une absurdité pince-sans-rire. Dans Le Continent de la douceur, l’un des romans précédents de l’auteur, l’histoire de l’Europe tourne ainsi autour d’une principauté d’opérette imaginaire, sorte de Suisse balkanique dominée par les mathématiques et les industries de précision. On trouve dans Les Derniers Jours du Parti socialiste le même genre de glissement dans le paradoxe farcesque. Ainsi du politiste Grémond, pour qui « les sciences politiques ne doivent pas commenter l’action politique, c’est l’action politique qui doit être le commentaire des sciences politiques », de l’antiwoke qui demande si « Attila n’a été repoussé aux champs Catalauniques que pour revenir comme doctorant à Nanterre », et de l’essayiste expliquant que « l’antisémitisme est le moteur secret des autres religions abrahamiques, le déclin du christianisme n’étant dû qu’à son abandon résigné après 1945 quand l’essor de l’islam était dû à son adoption après 1948 ».
D’un livre à l’autre, les pages les plus belles et peut-être les plus sincères de Bellanger sont celles où sa passion de la géographie nourrit la rêverie. C’est au personnage de Grémond que Bellanger prête son goût pour les villes nouvelles dont l’architecture avive sa nostalgie de la France des années 1960-1980, celle du plan calcul et de l’industrie triomphante – nostalgie attribuée dans le roman à des socialistes peu crédibles mais très bellangeriens qui « se racontent avec émotion des histoires édifiantes, celles d’Ambroise Croizat, le héros des ordonnances de 1945, de Pierre Guillaumat, roi du pétrole et de l’atome, ou de Paul Delouvrier, le Haussmann du général de Gaulle ». Dans un passage aussi comique qu’élégiaque, il décrit la passion du politiste Grémond pour les médiathèques, « ruines éternelles d’un âge d’or, celui de sa jeunesse, des années Mitterrand, où la République se rêvait encore conquérante, sans savoir qu’elle avait déjà tout conquis », passion qui le conduit à connaître par cœur les répliques de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, dont « le visionnage faisait partie de son rituel de séduction quand il s’accordait une nuit avec une étudiante. »
Loin des villes nouvelles, la partie du roman consacrée aux jeunes années du philosophe Frayère (inspiré de Michel Onfray) est une sorte de conte fantastique qui se déroule dans la petite ville imaginaire d’Aurion, « où la Révolution n’est pas complètement advenue », où « le ciel a l’air plus vaste et plus vide qu’ailleurs » et où « les Christ, les uns après les autres, se détachent de leurs croix ». Assistant à une conférence à l’Université du Bocage créée par Frayère, une employée reconnaît, grâce à son travail à « la grande usine qui réduit les carcasses de poulet venues de Bretagne en farine animale » la justesse de l’atomisme de Démocrite. De par sa sexualité insatiable qui s’épanouit, entre pressoirs à cidre et sacristies désaffectées, avec toutes les femmes de cette campagne étrange, le philosophe des champs devient une sorte de Minotaure qui n’oublie pas d’intellectualiser sa voracité érotique en affirmant « Je suis comme de Maistre, j’ai connu des Mainiotes, des Mauligériennes, des Brayonnes, quant à la femme, je jure ne l’avoir jamais rencontrée ». Cela trouble Taillevent, le philosophe des villes (inspiré de Raphaël Enthoven), qui « ne s’était jamais demandé ce qui distinguait la Charentaise de la Bourguignonne ».
Peut-on aimer Les Derniers Jours du Parti socialiste pour son humour et sa poésie, en ignorant la thèse politique qui, selon son auteur, lui donne tout son sens ?
Peut-on aimer Les Derniers Jours du Parti socialiste pour son humour et sa poésie, en ignorant la thèse politique qui, selon son auteur, lui donne tout son sens ? La réponse se trouve peut-être dans la dernière phrase du prologue : « Si l’histoire contemporaine est un récit chiffré, le Mouvement du 9 décembre pourrait en être la clé ». On sait Bellanger féru de mathématiques, de philosophie analytique et d’informatique. Au croisement de ces trois domaines se trouve la logique formelle. Or en logique formelle, la phrase « Si A alors B » est vraie dès lors que sa prémisse est fausse : si l’histoire contemporaine n’est pas un récit chiffré, la dernière phrase du prologue est nécessairement vraie. Elle n’impose pas de croire que le Printemps Républicain, dont beaucoup de gens n’avaient jamais entendu parler jusqu’à ce que Bellanger s’en empare, ait eu la moindre importance historique. On peut alors lire cette phrase comme un avertissement discret adressé aux happy few, invités à ne pas trop prendre au sérieux le propos politique du roman, et à apprécier pour elles-mêmes ses qualités littéraires.
- Les derniers jours du Parti socialiste, Aurélien Bellanger, Éditions du Seuil, août 2024, 480 pages.
- Crédit photo : © Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP