Les éditions P.O.L publient en janvier 2023 le premier roman de Mattia Filice, Mécano. « J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire », explique l’auteur – une mythologie du contemporain, une mythologie du rail.
Rédigé en vers et en prose, ce premier roman nous donne à lire et à entendre le quotidien d’un conducteur de train, ayant choisi ce métier peut-être un peu par hasard. C’est le trajet d’un devenir qui s’écrit, celui concret et pratique de l’apprentissage d’un métier, mais aussi celui d’une écriture en chemin.
le trajet d’une écriture
« les voies s’emmêlent
une multitude de voies
des croisements et entrecroisements sans fin
j’arrive tel un nouveau-né
sans savoir au juste où mon train est garé »
Le premier roman de Mattia Filice raconte l’histoire d’un apprentissage. Le narrateur, un « Je » dont on ne connaîtra jamais le prénom, suit une formation pour devenir « Mécano » et rejoindre cette « grande famille ».
Comme un nouveau-né, il est soumis à un monde qu’il ne connaît pas et dont il doit tout apprendre, il regarde ce monde avec un sentiment d’étrangeté, un sentiment d’inappartenance. C’est pour cela précisément que le narrateur de Filice est plus à même de décrire ce monde, de nous en apprendre les signes à mesure qu’il les découvre lui-même, faisant ainsi le récit de ses rencontres et de ses amitiés, de ses aventures : « Serai-je moi aussi un jour moniteur ? / Vais-je traverser de telles aventures ? / Aurai-je des récits à conter ? ». Ce devenir mécano se conjugue à une volonté de « conter », de narrer cette aventure.
Se dessine alors en creux de ce récit écrit en vers le récit d’un trajet, celui de cet apprentissage – mot récurrent dans le roman – qui passe par une lecture des signes : « On nous y délivre nos missions / des hiéroglyphes que Champollion / aurait du mal à traduire ». Cette formation de mécano est aussi la formation de l’écriture du premier roman, d’une entrée dans la littérature. Le récit initiatique de Filice est ainsi double : dans les mots et sur les rails. La première partie du roman s’ouvre sur cette phrase, en plein milieu d’une page blanche : « L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval » qui annonce les nombreuses métaphores médiévales à venir et qui rapprochent l’initiation du Mécano à la quête du Graal.
Le récit scindé en trois grandes parties fait des étapes, à la manière d’un train s’arrêtant sur son trajet : « L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée » ; « Le lyrisme du chevalier acheminé jusqu’au butoir » ; « Le chevalier posté au croisement bon ». Les courts récits ou poèmes, ayant chacun un titre – « La chaîne de transmission », « Tête de train », « De la réverb dans la voie » – forment autant de « récits en rupture d’attelage » qui retracent les étapes d’un quotidien de conducteur de train. Autonomes, ils construisent ensemble un roman dont la forme fragmentée et quelque peu dissidente intrigue, une forme qui nous donne à lire le réel d’un quotidien interrompu par les arrêts en gare, par les changements de trains, et ininterrompu car pris dans le tourbillon du temps commun, ordinaire et de sa répétitivité. Discontinu et continu dans le même temps.
Se présente à nous, littéralement et symboliquement, le récit d’une vie toujours en transit, toujours entre deux trains. S’y joue quelque chose d’un transit non seulement entre intime et politique – des peines de cœurs, des amitiés, des rêves, à la grève, aux mouvements sociaux et à l’appartenance même à un corps de métier – mais aussi entre l’homme et la machine. Filice explore la possibilité d’une relation plus qu’humaine au mécanique :
« j’ai laissé la machine pénétrer dans le télépod
de mon quotidien
Je vais progressivement devenir train »
Dans ce devenir-train monstrueux, c’est la dissolution des vies individuelles dans le monde social impersonnel qui nous est donnée à lire : les vies intimes des conducteurs ne sont rien aux yeux des passagers, le conducteur est le train ; dans la perception même des usagers, des « transportés » comme les appelle le narrateur, le conducteur est devenu train. Dans son roman, Filice recolore d’une dimension humaine ce métier, écrivant l’angoisse de ne pas freiner à temps, l’angoisse de faire face à un suicide sur la voie, l’angoisse de ne pas réussir à maintenir son train sur les bons rails. Ce faisant, nous lisons les vies fragmentées que le métier de mécano produit, ou parfois qu’il répare.
lyrisme mécanique
« Soudain
Rien
À l’horizon
Point de train »
Mécano […] assume les croisements de styles et de genres littéraires, entre vers et prose, effets de typographie, schémas et autres graphismes qui construisent non seulement une voix mais aussi une voie individuelle, un cheminement dans l’écriture qui ouvre le lyrisme au mécanique, à l’automatique, à la saccade des trains et à tout un glossaire ferroviaire.
Mécano est un “roman”, comme l’indique la couverture du livre, qui assume les croisements de styles et de genres littéraires, entre vers et prose, effets de typographie, schémas et autres graphismes. Ces croisement construisent non seulement une voix mais aussi une voie individuelle, un cheminement dans l’écriture qui ouvre le lyrisme au mécanique, à l’automatique, à la saccade des trains et à tout un glossaire ferroviaire. Le narrateur, un « Je » anonyme, se fait le mécano des mots, il les dispose comme bon lui semble, suivant un rythme qui n’est pas sans rappeler celui du train, passant du vers à la prose, de la prose au vers au sein d’un même texte. La saccade de ce rythme, auquel s’ajoute une absence de ponctuation des passages rédigés en vers, se lit d’une manière fluide mais tressautante, comme quelque chose qui n’est pas encore sûr, qui s’écrit en même temps qu’on le lit – une écriture précaire, qui, au bord de la coupe, se tient au bord du vide – qui pourrait s’arrêter à n’importe quel moment.
« il y a dans cette pièce des millions de débuts, de discussions, des débuts de phrases, des débuts d’idées, des débuts de récits.
rien d’abouti »
Dans ce « rien d’abouti », dans ce début permanent, un « Je » s’exprime, et semble lui-même précaire, incertain de sa propre existence, du moins de sa distinction d’avec les autres, d’avec le train. En effet, le narrateur prend en charge dans sa propre parole tout un amas de matière : les paroles de ses collègues, les consignes qui lui sont données, des passages du « Référentiel » la bible du Mécano, des expressions, des terminologies comme « TER181 », la « clé Denys »… C’est le lyrisme d’un métier que Filice écrit, sa poésie :
« tout en finesse
pour descendre la vitesse
d’un petit kilomètre
la subtilité dans l’index »
Parce que la poésie est « un impondérable qui se trouve dans n’importe quel genre, soudain élargissement du monde » comme l’a écrit Michaux, elle se trouve dans le quotidien, partout, dans les moindres détails, y compris là où on ne pensait pas la trouver, dans les entrailles de ce « monstre ondulant / long de plus de mille mètres ».
Crédit photo : © Hélène Bamberger/P.O.L