(Photo DNA – Michel Frison)

Zone Critique revient aujourd’hui sur le dernier recueil poétique de Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages, paru aux Éditions Arfuyen.  L’autrice revient dans ce livre sur ce qui sépare en soi la langue et le réel par le biais d’une polyphonie thématique qui interroge aussi bien la possibilité d’une  reconquête de ce qui est absent, que de la mémoire elle-même. 

En partageant mon temps de lecture avec le dernier livre de Michèle Finck, j’ai traversé avec la poétesse à la fois le manque, la quête essentielle du poète dans la reconquête de ce qui est absent, et le besoin, la nécessité d’écrire malgré l’angoisse, ou plutôt contre l’angoisse. Çà et là, l’enfance, la mort du père, l’ami enfermé à l’asile et enfermé dans sa folie : voilà les grandes lignes, les grands thèmes qui structurent le livre. Cette traversée des apparences propre à la poésie, ouvre sur la sensibilité fine de l’écrivaine. Michèle Finck travaille dans ce livre sur ce qui sépare en soi la langue et le réel, les réalités de ce qui persiste de l’enfance, de la mort et de la folie, sur le monde spirituel, seul univers où souffrir fait sens. L’on doit avoir une expérience de liseur/se exigeante, qui, seule, débouche sur la compréhension de ce monde de l’absence. Si la mémoire conserve le temps, ici elle n’est plus un temps. Cependant, elle reste nécessaire à la quête du souvenir – de là, la force inouïe de tout créateur/trice.

Déchiquetures

Les poèmes sont souvent troués littéralement par des écarts, signifiés à l’intérieur même des vers. L’autrice abandonne prépositions ou articles, pronoms, créant des interruptions linguistiques. La continuité organique du poème parfois conserve une apparence  « jointe », lissée, une continuité visuelle, un souffle ininterrompu. Ainsi s’installe l’univers de ce recueil, compréhension physique du manque. D’ailleurs, le mot manquant est poursuivi très explicitement, Michèle Finck l’écrit à plusieurs reprises. Cet abandon devient ravissement : nous sommes capturés par les béances du texte et abîmés dans la mémoire. Pris de force par cette superbe inquiétude de l’être, de son étantité, transportés vers un état de compassion et d’intelligence supérieurs. Car l’abandon a sa logique, et l’on voit nettement que le texte est contrôlé. Comment faire autrement quand il faut « trouer » le texte sciemment ? 

Cette poésie très personnelle n’est pas écrite sous la forme d’une confession. Non, ces textes témoignent de la recherche de ce qui se dérobe à l’être, lequel ne connaîtra jamais, pour finir, sa propre vérité

Cette poésie très personnelle n’est pas écrite sous la forme d’une confession, d’un aveu pathétique, d’un narcissisme voyeur. Non, ces textes témoignent de la recherche de ce qui se dérobe de toute éternité à l’être, lequel ne connaîtra jamais, pour finir, sa propre vérité. Nous sommes à cette lisière. 

Ostinato

Ces poèmes ressemblent physiquement à de la dentelle, en ont l’aspect, en tout cas par l’apparence lumineuse et bien ouvragée. Ce maillage de la folie d’autrui, avec la mort d’autrui – du père notamment -, et de l’enfance, rend poreuse la matière, rend l’accès étroit à la profondeur, au style de l’écriture, avec une certaine gravité, voire douleur. 

Peut-elle   faire   l’improbable synthèse ?

Aujourd’hui   sur le théâtre

Métaphysique   de la mer :                  rien.

Rien   que je comprenne et puisse   traduire.

Quelqu’un d’autre écrira   le manuscrit

De la mer et du mot qui manque.   Aujourd’hui : 

Rien –  

Un des fils tendus de cette route accidentée de la démence, de la mort et de la mélancolie de l’enfance, ostinato en mineur, nous mène au centre d’une énigme : que cache l’apparence, quel style reste possible, quelle paix nous est donnée par la voie de cette souffrance, la voix qui souffre ? Car le livre se referme sur un miserere poignant et presque fou. Ce qui donne un sens à cette douleur. 

Le mot   qui   manque

Le mot   qui   sauve ?

Que   peut   poésie

Quand   communauté   humaine

À jeté mot-verdict   inhumain   sur un être ?

Un des fils tendus de cette route accidentée de la démence, de la mort et de la mélancolie de l’enfance, ostinato en mineur, nous mène au centre d’une énigme : que cache l’apparence, quel style reste possible, quelle paix nous est donnée par la voie de cette souffrance ? 

Et même si le discours semble morbide (il l’est d’une certaine manière), c’est la vie qui triomphe grâce à la poésie. L’acte d’écrire n’est pas un renoncement devant l’indicible, mais la poursuite honnête d’un discours où le travail du texte ne cesse de se justifier, y compris quand le dernier mot – les mots difficiles de la maladie mentale, de la mort et de l’enfance -, manque. D’où une excavation, un double mouvement qui confond ce qui s’élève et ce qui ploie, comme le dit Bachelard au sujet de l’air – « une chute en haut ». Ce mystère obéit nettement, rigoureusement, à une inquiétante étrangeté qui, dans l’allemand de Brecht, se définit comme Verfremdungseffekt

J’ai dit plus haut « texte personnel », car son ton est unique, car la composition graphique n’est pas celle d’un calligramme mais d’une prosodie souvent attirée par le fracas, l’énigme, le fragment, la fracture. Néanmoins, il y a là littérature transparente, lamparo appliqué sur les zones sombres de soi, l’élégance du glauque, du bleuâtre, d’une blancheur un peu sourde qui vont très bien à ce récit.

Carnet d’hôpital

(voix du médecin)

« Pour les malades mentaux

Les délires sont aussi

Réels que la réalité ! »

Le centime Lindauer

N’oublions pas que le texte s’arc-boute sur de grands artistes – Celan, Schönberg, Trakl, Pina Bausch, Bergman, etc. -, servant parfois de support et dessinant un horizon d’attente. Sont-ce là encore de petits poquets d’ensemencement, des percées, des failles, des trouées dans le texte initial, texte sillonné de grandes musiques, de grands films ? Sans doute. L’on pense à des pièces de monnaie, à leur double position d’avers et de revers ; poème ici semblablement perforé.  Ainsi, grandeur et petitesse, haut et bas, élan et chute, mort et vie, enfance et angoisse de l’âge adulte, noir et blanc de la page, deux surfaces argentées d’une même pièce de monnaie trouée : le centime Lindauer.

Après ces quelques réflexions, je me hasarderai à dire que l’essentiel de l’art est gazeux, est nuage pour l’écrivain/e. L’on écrit depuis une brume, l’on essuie des buées, des givres, des coalescences, des troubles et des condensations. Alors quoi de mieux que qualifier le souvenir d’autrui d’un « homme-nuage » ? C’est ce que l’on comprend de ce livre qui permet d’apercevoir des êtres traversés, la vie traversée par la mort et la divagation psychique des « hommes-nuages », où se condense l’énigme de l’existence, sans que jamais l’on ne départage définitivement la vérité et le doute, la création et la réalité, le manque et le besoin.

Bibliographie :

Finck,Michèle, La Ballade des hommes-nuages, Éditions Arfuyen, 2022.

Didier Ayres