« Ce n’est pas un mince plaisir de se sentir protégé de la contagion d’un siècle si vicié, un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, où la bonne estime du peuple est injurieuse. »
Paru en janvier aux éditions Seghers, le dernier Rouaud a tout autant de quoi étonner que de plaire, Juge de Montaigne, sous-titre tragi-comédie, explore avec fraîcheur et fantaisie la grande figure de l’écrivain Michel de Montaigne, figure du XVIe siècle, tant pour lui rendre hommage que pour peindre un portrait satirique de notre époque. Un texte où l’auteur Rouaud joue avec l’auteur Montaigne et invite le lecteur dans un procès factice et plein d’humour.
Défense et illustration du scepticisme
Rouaud réussit avec brio à illustrer l’élan de la pensée sceptique de Montaigne, tout en élargissant le propos à son propre contemporain – le nôtre – le plaçant de facto comme un monde autre, se voulant du moins caricaturalement autre, réitérant à l’envi les rouages fantaisistes d’une tradition satirique française, croisant çà ou là la geste moraliste d’une autre tradition. C’est aussi tout naturellement que le voyage – et là, les grandes découvertes du siècle de Montaigne sont nettement citées – trouve une place de prédilection pour ouvrir la conscience à d’autres coutumes, toujours à même d’oeuvrer à une relativisation des nôtres : « Voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle excitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles, et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. » Car le voyage, une fois n’est pas coutume, nous dévoile une pluralité de mœurs et d’habitudes. Et Rouaud de rappeler les mots de Pascal en filigrane, derrière la critique du juge de Montaigne,
« qui n’envisage pas une seconde
qu’une vérité ici ne le serait pas ailleurs
persuadé néanmoins d’être de son temps
quand les temps n’y sont plus ».
Si Montaigne lui-même précise plus loin « Telle vérité que bornent ces montagnes est mensonge au monde qui se tient au-delà », c’est pour toujours rappeler que « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Et de Pascal on se souviendra encore les raisons des effets : « Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. » Mais Montaigne n’est pas Pascal pour autant et c’est bien dans une défense de la relativité des coutumes et des mœurs que s’inscrit le scepticisme de l’auteur des Essais, que le personnage de Rouaud ne manque pas de rappeler, en renvoyant implicitement au « Des cannibales » : « Chacun appelle « barbare » ce qui n’est pas de son usage. Il semble que nous n’avons de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions en usage dans le pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite politique. » Car c’est bien ici ce que défend Montaigne, avant Nietzsche et Barthes, dans une actualité criante, la possibilité de mettre en lumière :
Car le voyage, une fois n’est pas coutume, nous dévoile une pluralité de mœurs et d’habitudes à même de permettre la relativisation des nôtres
« ce qui ne va pas de soi
cette autorisation qu’on se donne
de se poser des questions, d’observer »
« S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche »
Il faudrait dire encore l’humour que le texte goûte à mettre en lumière les inconstances, le jeu d’une binarisation outrancière pour l’esprit. Et Rouaud va jusqu’à nous peindre un Montaigne socratique, en ce qu’il ne sait rien ou doute tout à fait de ce qu’il pourrait savoir, tout en opposant la connaissance à la bêtise, habile manœuvre rhétorique, qui viendra rapidement saper le ridicule du juge : « Je n’ai point l’autorité d’être cru, ni le désir, je me sens trop mal instruit pour instruire autrui. Mais j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde. » Personnage foncièrement caricatural, le juge ne cherche que la contradiction, il est aussi, dans l’écriture de Rouaud, le prétexte à mettre en évidence la réflexion de Montaigne, « sorte de matamore », qui a tout de l’expert de plateau télé, prêt à asséner les arguments fallacieux :
« pédant, pontifiant, hâbleur
dont on peut penser qu’il dort avec sa rapière
un soudard disposé, au moindre couac théologique
à couper gratis les têtes au nom du Seigneur »
Parce que l’enjeu aussi et surtout d’une pensée libre, prête à interroger ses propres évidences, est bien de s’émanciper de la croyance, d’ériger la pensée comme arme. Alors, les guerres de Religion (Renaissance) – et les références, par exemple, au grand Agrippa d’Aubigné, auteur des Tragiques, peinture terrible de l’époque, ne manquent pas – deviennent un double évident d’un retour contemporain du fanatisme, et donc tout autant d’une défense et illustration de l’émancipation intellectuelle comme arme diplomatique individuelle tout autant que collective.
Rouaud va jusqu’à nous peindre un Montaigne socratique, en ce qu’il ne sait rien ou doute tout à fait de ce qu’il pourrait savoir, tout en opposant la connaissance à la bêtise
« car c’est ici un livre de bonne foi, lecteur
assertion désinvolte d’un petit hobereau du Périgord
en pleine guerre de Religion
pied de nez cathédral »
Un livre de bonne foi donc – Montaigne lui-même ne manquait pas de le préciser – qui cherche à répondre au monde :
« contre votre croyance nous vous offrons la connaissance
et nous gardons la morale de Dieu que nous faisons glisser
dans la conscience de chacun d’entre nous
à nous d’en faire bon usage sous l’œil encore
du Dieu défunt, élevons-nous à Sa hauteur
soyons moralement Dieu
mais ici, même plus questions de nous élever »
Comme une invitation à l’impératif kantien et aux Lumières, comme un écho au cogito cartésien, fameux « Je pense donc je suis », le texte de Rouaud renvoie à toute une tradition qui oppose la connaissance et l’intelligence empirique – manière d’appréhender le monde par l’expérience – à la croyance en l’irrationnel. C’est la vérité du savoir contre la vérité révélée :
« car les guerres de Religion en cachent une autre
qui est la guerre du savoir contre les vérités révélées
c’est Dieu le Père en monsieur je-sais-tout ».
Mais surtout il ne faudrait pas que la forme rebute, car elle est un jeu, un jeu qui séduira évidemment pour quelques exercices d’érudition, lesquels toutefois n’obligent pas ni ne dirigent la lecture, car on peut lire le texte pour son jeu, pour en rire ; on peut aussi le lire comme un texte à clef où déceler ce qu’il dit du temps présent; on peut le lire encore pour l’ironie de son auteur, jet de plumes vivace et plein d’une allégresse qui tranche avec la gravité de certains sujets. Ce que vise le texte avant toute chose, avant sa recherche et ses jeux, c’est à parler du présent, à rappeler combien l’histoire – et a fortiori l’histoire de la pensée et de la littérature – n’est pas vaine, et la connaître encore moins, car notre époque ressemble à bien d’autres, et que ces autres époques sont pleines d’auteurs qui ont encore à nous parler.
Ce que vise le texte avant toute chose, avant sa recherche et ses jeux, c’est à parler du présent, à rappeler combien l’histoire – et a fortiori l’histoire de la pensée et de la littérature – n’est pas vaine, et la connaître encore moins, car notre époque ressemble à bien d’autres, et que ces autres époques sont pleines d’auteurs qui ont encore à nous parler
« comme si le monde par-dessus les siècles ressassait
car enfin, n’est-ce pas, ça y ressemble fort
le XVIe et le nôtre
découverte des Amériques et mondialisation
invention de l’imprimerie et planète numérique
révolution copernicienne et big bang
dissection des corps et clonage humain
et toujours cet affrontement de la foi et de la science »
« On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »
Et Rouaud de rappeler l’intensité d’un truisme qu’on oublie un peu trop, baignés de réécriture, de culpabilité et de fausse bienveillance : ce qui fait l’œuvre, c’est son intemporalité, c’est que le passé parle au présent, et que l’histoire, malgré tout, n’en finit plus de ne pas finir – n’en déplaise à mon propre hégélianisme primaire.
Quand on oublie un peu trop de penser – d’esprit critique – là où « le cogito et le corps ont fait sécession », de décollation en impossibles épiphanies, tombent les têtes – ou s’entremêlent :
« car dans ce cas qui emprunte l’identité de qui
celle du corps ou celle de son chef
madame buste ou monsieur teste
l’homme démembré
recomposé de bric et de broc »
Bien qu’on eût préféré s’enfermer dans l’autotélisme d’un Monsieur Teste – personnage de Paul Valéry – plutôt que dans un éclatement composite de soi-même, à y perdre la tête dans la folie du monde. C’est bien d’apprendre à penser, pour garder la tête sur les épaules. Il faudrait donc se faire
« Montaigne au milieu et au-dessus de la mêlée
et toujours au plus près de lui-même
désolé, sincère, ne se laissant pas abuser
par les fables et les coutumes de son temps »
Opposer aux vérités épiphaniques – car il y a la vérité révélée du divin, mais il y a aussi bien d’autres vérités imposées, d’un dogmatisme autoritaire – l’interrogation, le doute, non pas dans un geste de déconstruction totale qui aboutirait à une impossibilité de penser, mais pour assurer la fondation d’une vérité authentique ; opposer la massue de la connaissance aux arguments massues :
« se refusant à lui-même l’ivresse de la vérité
au nom de laquelle on ne fait aucun quartier,
de la chamaillerie théologique des clercs
on est passé aux arguments massues
où l’on débat rapière en main »
Parce qu’il faudrait enfin cesser d’être agi, « mouvement du roseau que le vent manie à son gré », mais bien être le roseau pensant de Pascal, celui qui, malgré tout, sait qu’il sait, quand bien même porté par le doute. Dans la mesure où il « est impossible de traiter de bonne foi avec un sot », autant élargir la pensée, les bords de la perception et ne plus se refuser au monde mais s’y frotter avec la force de la connaissance, nourrir le roseau pensant et essaimer encore dans notre « horizon de pacotille » :
« comme si notre monde au lieu de s’agrandir
avait entamé le mouvement de repli
d’un soufflet d’accordéon,
qu’il rétrécissait au lavage des cerveaux,
un monde confetti
comme une fleur japonaise
retournant à son état replié
où l’ici et l’ailleurs
n’ont que la différence du même
où les lances de plume s’agitent
pour suspendre à notre vanités
des blasons éphémères que la pluie d’oubli efface
laissant la joie étendue pour le compte
et la tristesse dans son camp retranché »
Rouaud nous livre une véritable invitation à aimer la littérature, à la désirer, à lire et à creuser l’histoire littéraire, pour s’ouvrir au présent et opposer à la violence du monde, l’ivresse de la connaissance et le plaisir du texte.
Bibliographie :
Rouaud, Jean, Juge de Montaigne, Seghers,2022.