Dans Music-Hall au Théâtre du Petit Saint Martin, Catherine Hiegel, bouleversante, incarne la Fille : une chanteuse au bout du rouleau née en 1988 sous la plume de Jean-Luc Lagarce. À voir à Paris jusqu’au 8 janvier.
Le crépuscule d’un art
Dans Music-Hall, Lagarce rend hommage à un genre né au 19ème siècle en Europe et qui explose en 1950 aux États-Unis. Revue à grand spectacle, suite d’attractions où la chanson tient une place centrale, le music-hall se caractérise par la variété de numéros qui empruntent à la comédie, à la danse et au cirque. Autre trait caractéristique : la présence d’une vedette qui se fait désirer jusqu’à l’entracte puis qu’un large public acclame jusqu’à la fin du spectacle. Car à la différence d’un cabaret, un music-hall se doit d’accueillir de nombreux·ses spectateurs et spectatrices et de les émerveiller de ses décors rouges et or, symboles de passion et de tentation.
Comme un film en noir et blanc, la scène a perdu ses couleurs.
Mais ici rien de tout cela. Loin du faste des meneuses de revue américaines, la Fille de Lagarce se contente d’une robe noire, d’un tabouret et d’une scène parfois si petite que ses genoux touchent ceux des personnes assises au premier rang. Nue, la mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo, Directeur de la Comédie de Caen, souligne à merveille la désolation de cette chanteuse au talent incompris – ou juste désuet. Comme un film en noir et blanc, la scène a perdu ses couleurs à l’exception du rouge maladroitement appliqué sur les joues ridées des Boys – aussi passé que leurs irrésistibles jeux de jambes. “Ne me dis pas que tu m’adores”, chante mélancolique et lointain un vieux tourne-disque en fond de scène, achevant là de planter ce décor crépusculaire.
La grande tricherie
Car lorsque Lagarce écrit cette pièce, le music-hall déjà s’éteint, classé dans les arts folkloriques.
Car lorsque Lagarce écrit cette pièce, le music-hall déjà s’éteint. L’ABC, le Théâtre de l’Étoile, l’Alhambra ou encore Bobino ont fermé leurs portes faute de public. Survivent le Lido, les Folies Bergères et le Moulin Rouge dont l’attrait, essentiellement touristique, vient classer le genre dans la catégorie des arts folkloriques. Sur la route la Fille, elle, tente de maintenir l’illusion car comme elle le rappelle souvent : « qui peut le plus, peut le moins ».
Dès lors, il s’agira de ruser pour ne pas être engloutie dans le vide des salles de seconde zone où chaque soir elle sait qu’il n’y a personne. C’est là que la magie du trio bien huilé formé par Catherine Hiegel, Raoul Fernandez et Pascal Ternisien opère. Toujours sur le fil, leur habileté à prendre des mines avec un naturel éblouissant est un régal. Dans chacun de leurs gestes, dans chacune de leurs paroles s’exprime une profondeur de jeu vertigineuse qui redonne à ce texte injustement méconnu son lustre et sa jeunesse.
Au point où nous en sommes, faire semblant n’est pas une option.
D’échecs en humiliations aussi tragiques que tordantes, cette grande tricherie n’est plus seulement celle de la Fille et de ses clownesques acolytes. Elle devient un miroir, celui de nos sociétés instagramables où l’on rêve sa vie à coup de filtres – féeries artificielles. Alors on comprend que, au point où nous en sommes, faire semblant n’est pas une option. Ce soir comme tous les autres soirs elle jouera, inépuisable, l’absence d’histoire, la fuite des hommes et les mêmes anecdotes désopilantes, face à un public imaginaire.
« Avec lenteur et désinvolture »
Défier le temps, c’est reconnaître qu’il existe. Catherine Hiegel, elle, l’ignore tout simplement. Tout en elle respire la désinvolture – et ça fait un bien fou. Libérant le jeu comme elle se libère du texte, sans jamais lui être infidèle, elle renoue avec l’essence du music-hall dont la dramaturgie laisse l’imagination du public se perdre dans l’artifice et le hasard des numéros. Apparemment sans effort.
Lagarce décrit une société sclérosée qui tourne le dos à l’art, faute de pouvoir affronter sa laideur et ses échecs.
En outre, la lente cadence que s’impose cette piteuse et sublime meneuse de revue offre le temps de se délecter de la langue, subtile et stylisée, de Lagarce. Dans d’elliptiques digressions, la parole se voit disparaître et le rythme s’accélère, soulignant l’urgence de dire, d’exister une dernière fois avant que les lumières s’éteignent.
« Elle est magnifique, elle le croit puisqu’elle le dit et reste seule à l’entendre. Elle est morte. » Comme un clin d’œil lointain à sa vieille chanteuse, ces mots écrits par Lagarce en 1994 décrivent l’état d’une société sclérosée qui tourne le dos à l’art, faute de pouvoir affronter sa laideur et ses échecs. Sans jamais renoncer à son art, La Fille, elle, continue sa danse. Avec grâce elle sourit au trou noir, épuisée mais paisible. Pourvu que l’on pense à elle de temps en temps.
- Music-Hall, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène Marcial Di Fonzo, avec Catherine Hiegel, Raoul Fernandez, Pascal Ternisien. A voir au Théâtre du Petit St Martin (Paris) jusqu’au 8 janvier
Crédit photo : (c) Jean-Louis Fernandez