Traduit par Charlène Busalli, ce roman se saisit du mal-être désenchanté d’une adolescente des sixties confrontée à la sombre réalité cachée derrière les couleurs vives des sérigraphies warholiennes.

Nicole Flattery ouvre son roman en laissant sa narratrice de soixante ans s’épancher sans en avoir l’air sur sa relation avec sa mère, sur les années qui ont filé et sur les désillusions qui sont allées grandissant. Mae relate des faits, mais tout son mal-être et sa lassitude transparaissent derrière sa causticité désenchantée. Celle-ci laisse deviner une vie aux arêtes blessantes, des angles qui ont laissé des bleus sur la peau désormais épaisse de l’héroïne. 

Bientôt, des analepses viennent confirmer ces micro-chocs qui ont eu raison de la fraîcheur de jeune fille en fleurs de Mae. Le passé l’emporte sur le présent et les contradictions de la narratrice prennent une autre ampleur. Adolescente new-yorkaise dans les années 1960, elle a déjà une vision insolente et grisâtre du monde quoique les désirs de son âge affleurent, en faisant une gamine au regard ouvert et aux aspirations plus grandes que sa vie de lycéenne, risque-tout volontiers cynique mais parfois timide. Du haut des escalators où elle passe son temps libre, espérant ainsi voir son existence de plus haut, dominer momentanément un monde luxueux auquel elle n’appartient pas, elle, la fille d’une serveuse alcoolique et infidèle, la belle-fille d’un homme trop gentil, elle s’élance métaphoriquement et tombe dans une vie qui la fait mûrir d’un coup. Elle achève de s’éloigner de ses parents, de leur pauvreté et d’un atavisme qu’elle craint plus que tout bien que cette peur panique doive être devinée derrière ses mots. 

« J’aimais la vue depuis le sommet de l’escalator, cette manière dont elle fragmentait le magasin. J’éprouvais de l’affection pour la foule cantonnée plus bas, occupée à dépenser son argent, à s’acheter des robes de cocktail, à explorer ses goûts, à défier la mort. (…) Je ne l’aurais jamais avoué, mais j’aimais avoir une routine et m’y adonner en même temps que ma mère s’adonnait à la sienne. Je savais qu’au moment où je montais et descendais les escalators, elle dressait des tables et pliait des serviettes avec détermination, ses mouvements aussi sûrs et mécaniques que les miens. » (p.36-7) 

« Les bouts de peinture argentée tombaient comme de la neige »

De fil en aiguille, voilà donc Mae propulsée dans l’atelier d’Andy Warhol – l’artiste est à peine nommé et ne reste qu’une silhouette inquiétante dans l’ombre, une voix dictatoriale qui ordonne et soumet. Mae se tient sagement derrière un bureau de dactylo aux côtés de filles à peine plus vieilles qu’elle mais déjà marquées par les déconvenues, par les soirées sans fin, par la drogue et la méchanceté intéressée des hommes. Elle est appliquée et discrète même si ses jugements incisifs percent la page. Bientôt, on la charge de transcrire des enregistrements de l’artiste et de ses amis, ce qui formera plus tard : A Novel, livre signé Andy Warhol – Nicole Flattery s’est d’ailleurs inspirée de la véritable histoire de ce manuscrit pour écrire Rien de spécial. Ce tourbillon de voix, de confessions gênantes, de secrets murmurés, de larmes et...