Alors que la presse littéraire est parfois accusée de se complaire dans un conformisme tiède, Nunc fait retentir la voix de la spiritualité incarnée. Cette revue de création artistique, de littérature et de poésie s’attache à créer un dialogue entre la foi, la littérature et la poésie. À rebours d’un discours religieux rigoriste, Nunc retrace ainsi le parcours et les oscillations de penseurs, écrivains ou poètes habités par la question mystique. Le numéro 41 est consacré à deux figures sur lesquelles il convient de revenir, Maria Zambrano et Vincent La Soudière.
La particularité de cette revue réside peut-être dans la combinaison de textes inédits, de poèmes et de lectures critiques qui se donnent comme autant de tentative pour dessiner la vie intérieure de ces écrivains aux prises avec le « chant douloureux du néant », pour reprendre les termes de Vincent La Soudière. Chaque numéro est illustré par un artiste qui donne corps à la pensée de ces écrivains qui dévalent les pentes de la nuit.
Chaque numéro est illustré par un artiste qui donne corps à la pensée de ces écrivains qui dévalent les pentes de la nuit
Pour ce numéro, ce sont les dessins de l’artiste Bernard Foucher qui entrent en résonnance avec les textes de Maria Zambrano et Vincent La Soudière. Pour rendre compte de la tentation mystique inhérente à chacun de ces deux écrivains, les images choisies se construisent autour d’un maillage entre le noir le plus sombre et le blanc le plus éclatant.
Maria Zambrano : la parole du manque
« La guerre tout entière est passée à l’intérieur de moi »[1]
L’œuvre de Maria Zambrano, disciple du philosophe espagnol Ortega y Gasset, se construit comme une philosophie poétique, c’est-à-dire une réflexion qui prend appui sur un phrasé incantatoire et qui n’hésite pas à se déployer autour d’un réseau métaphorique, comme l’illustre l’article de Éric Marquer. Ce dossier est aussi l’occasion de revenir sur la douloureuse expérience de l’exil et sur la façon dont celui-ci a façonné et infléchit l’écriture de la philosophe espagnole. Celle-ci a été en effet contraint de quitter l’Espagne en 1939 en raison de son attachement profond à la République. Jean-Marc Sourdillon analyse l’exil comme un travail de sape et de déconstruction où l’exilée se retrouve peu à peu dénudée, privée de foyer, de cité et d’identité. Si la patrie va de pair avec un sentiment de communion, celle qui en est démunie côtoie les tréfonds de l’être : « Agoniser, c’est pouvoir mourir à cause de l’espoir. Non, personne ne nous repousse depuis la mort, personne ne nous lance à nouveau dans la vie si ce n’est l’espoir caché. »[2] Cette expérience du gouffre l’entraîne vers un point de bascule où l’exil géographique se mue en exil intérieur.
S’ensuit alors un travail de dépossession de soi qui permet de percevoir le monde d’une manière nouvelle. La dialectique du plein et du vide qui se manifeste durant son exil est à l’origine d’une transfiguration de la parole et d’une tentation mystique. Pour Zambrano, il s’agit de se glisser dans le murmure, dans l’interstice entre le silence et la parole pour être à même d’écrire : « Il est des secrets qui demandent à être publiés et ce sont eux qui visitent l’écrivain, profitant de sa solitude, de son isolement effectif qui lui fait éprouver la soif. Un être assoiffé et solitaire, c’est ce dont a besoin le secret pour se poser sur lui, lui demandant, puisqu’il lui donne progressivement sa présence, qu’il le fixe par la parole en traits permanents. »[3] Les trois lettres inédites choisies pour accompagner le dossier donnent à voir les inquiétudes spirituelles de Maria Zambrano mais aussi toute sa force religieuse.
Les lointains intérieurs de Vincent La Soudière
« Parole de flamme sur un astre éteint »[4]
Si Vincent La Soudière n’a pas traversé les mêmes épreuves que Maria Zambrano, ce sont des problématiques similaires qui s’expriment dans son écriture. Ce dossier dirigé par Sylvias Massias permet de souligner à la fois la crise des origines que traverse Vincent La Soudière et son impossibilité à la dire. L’article admirable de Sylvia Massias sur ses Chroniques antérieures présente ce recueil de poème, le seul publié du vivant de Vincent, comme le récit d’une involution, dans lequel un personnage sans visage ni consistance semble se tourner peu à peu vers le néant. Il pourrait s’agir d’une version négative de Plume, le personnage de Michaux se laissant porter par les événements. Dans ce texte saisissant, le martyre du corps s’associe aux souffrances de l’esprit. Dans la lignée de Jean de la Croix, Vincent La Soudière meurt de ne pouvoir mourir. Pourtant, comme le signale Sylvia Massias, il ne s’agit pas d’extase mystique mais de ce que Vincent a lui-même nommé une « extase démoniaque ».
Un article de Juan Asensio revient ensuite sur un texte méconnu de Vincent La Soudière, édité à titre posthume et presque introuvable à présent, In memoriam Francis Bacon. Ce texte court ne constitue pas tant un hommage au peintre de la chair qu’une réflexion autour du corps semblable à de la viande lors de l’acte sexuel. L’article d’Asensio interroge ensuite la descente volontaire de La Soudière aux enfers, catabase entreprise pour lui permettre d’accéder au Salut. Son identité se retrouve inextricablement liée à une forme de souffrance : « Finies les grandes gerbes d’étincelles dans l’hiver ! Adieu la souffrance et le délire. Adieu Vincent ? »[5] Si la fascination pour l’abime est l’une des thématiques majeures de sa correspondance, elle s’articule avec un intertexte religieux que met en lumière Pierre Monastier qui montre que la pratique de l’écriture ne se situe pas en dehors de la voie chrétienne pour Vincent La Soudière : « Je savais bien déjà que mon écriture (et l’expérience qu’elle véhicule) trafiquait plus ou moins dans les profondeurs de la Sainte Écriture, que je travaillais, en quelque sorte, en Elle, dans son épaisseur, en contrepoint. »[6] Le Qohélet, plus encore que Job, devient une figure tutélaire pour La Soudière face à l’effondrement du sens.
Une mise au tombeau littéraire
Homme à la parole de feu, écrivain de la consomption, Vincent La Soudière écrit comme on va à la mort.
Les lettres inédites de Vincent La Soudière publiées dans ce numéro permettent de prendre la mesure de ce poète ouranique. Homme à la parole de feu, écrivain de la consomption, Vincent La Soudière écrit comme on va à la mort. Il met en scène son avancée lente et solitaire vers la dernière espérance. Un à un, il éteint tous les flambeaux qui le rattachent à la vie. La mort constitue peu à peu le seul horizon dans lequel il pourrait se déverser entièrement. Elle se dessine comme l’aboutissement de cette pure dépense de soi vers laquelle il tend depuis son premier jour. L’écriture ne devient plus le lieu de l’agonie, de ce combat entre le désir de mourir et la volonté de vivre mais accompagne et consent au procès de mort : « J’écris pour hâter l’heure de mon trépas ». Par cette formule, Vincent La Soudière rattache l’obscur travail d’écrire à un mouvement vers la mort. Écrivain velléitaire, vagabond non portuaire, ce numéro de Nunc permet de rendre hommage à celui qui a exploré toute ses impasses avant de remettre son âme à l’Inespéré.
[1] Maria Zambrano, Lettre à Agustin Andreu, 4 octobre 1973, Nunc, Février 2017.
[2] Maria Zambrano, Délire et destin, édition des Femmes, Paris, 1997, cité par Jean-Marc Sourdillon.
[3] Maria Zambrano, Hacia un saber sobre el alma, (traduction Jean-Marc Sourdillon, revue par Jean-Maurice Teurlay)
[4] Vincent La Soudière, « Géhenne », texte inédit, Nunc, Février 2017
[5] Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit, Lettre 91.
[6] Vincent La Soudière, Le firmament pour témoin, Lettre 561.