L’Arbre Vengeur propose une réédition d’un texte d’Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, texte jouissif et jouisseur où l’ironie vient démasquer la bêtise du petit bourgeois. Paru, 1901, deux ans après Le Jardin des Supplices, un an après Le Journal d’une femme de chambre, le roman croise une volonté de démystifier les travers d’une société, ridiculiser le bourgeois en lui tendant le miroir d’une relativité de ses propres valeurs au prisme d’un voyage en Inde (Le Jardin) et la critique d’un microcosme chic, au prisme du regard d’un individu vicieux, domestique subversive, la fameuse Célestine dans Le Journal.
Ermite et termites
Ici, c’est lors d’un séjour dans une cure thermale à X., où se retrouve toute la petite société mondaine grouillante, se retirant de la ville, que le narrateur pose ses valises.
On croise tour à tour, dans cet « assemblage de contes abominables » – « Mille et Une Nuits dans le genre atroce » pour reprendre les termes du préfacier Serge Sanchez – un véritable éventail de la médiocrité bourgeoise que Mirbeau s’amuse, comme il sait s’y bien le faire, à observer et critiquer. Un panel jouissif de petits pédants, de brillants imposteurs, de parleurs, de poseurs,…bien des types qui, de Molière aux réseaux sociaux, scintillent par leur intemporalité et leur ridicule : l’artiste Guillaume Dubule et ses « vastes compositions » ; le docteur Triceps, « c’est lui qui, en 1897, au Congrès de Folrath (Hongrie), découvrit que la pauvreté était une névrose », et ce brillant docteur de préconiser « l’inceste comme régénérateur de la race » ; Monsieur et Madame Tarabustin, Isidor-Joseph et Rose, dont les « cloaques conjugaux » ont « abouti à ce spécimen d’humanité tératologique, à cet avorton déformé et pourri de scrofules » qu’est Louis-Pilate lequel pauvre garçon ayant « toutes les allures d’un petit vieillard maniaque. Quand on est auprès de lui, on souffre vraiment de ne pas pouvoir le tuer. » Et ces quelques exemples sont multipliés à loisir, au gré du regard de Georges Vasseur, le narrateur, qui lui-même est venu à X. prendre du repos, s’isoler, soigner sa neurasthénie – la nourrir, on le comprend aisément – et aiguiser son œil critique, pessimiste fatigué du monde. Ainsi, Vasseur rencontre amis détestés, bouffons joyeux et autres vacanciers dont il se moque, auprès de qui il joue l’hypocrite, animal social ironique, plein d’humour noir. Il prévient d’emblée : « Je vous prie donc, chers lecteurs, et vous aussi, lectrices pudiques, de ne pas m’appliquer le célèbre proverbe : « Dis-moi qui tu hantes… » Car ses âmes dont je vous montrerai les peu édifiantes histoires et les propos presque toujours scandaleux, je ne les hante pas, au sens du proverbe… » Vasseur donc, porteur d’une ironie toujours féroce chez Mirbeau – on pense, notamment, à ses pièces de théâtre – se fait porte-voix d’un échantillon terrible de la société.
Un théâtre des ridicules
Le roman assume alors parfaitement son hétérogénéité d’œuvre composite où la facticité de la structure tend à matérialiser la facticité des individus, assemblages de simulacres
Le roman assume alors parfaitement son hétérogénéité d’œuvre composite où la facticité de la structure tend à matérialiser la facticité des individus, assemblages de simulacres. Roman composite puisqu’il se compose d’une suite de petits portraits, dont Vasseur est l’unique fil conducteur, on pourrait presque lire chaque personnage indépendamment, à l’image de ces moralistes du grand Siècle, l’humour clairement subversif en plus. Ou, comment prévient encore Sanchez, Mirbeau use « avec un même bonheur du fouet et de la farce, il dénonce inlassablement les lâches, les opportunistes, les médiocres et les exploiteurs ».
Là, Vasseur cherche à fuir Robert Hagueman, dont la « vaste toilette matinale est d’une irréprochable correction », il décide de l’ignorer, faisant fi des conventions : « Je feignis tout d’abord, de m’intéresser passionnément aux manœuvres d’un cantonnier qui, armé d’une casserole, puisait de l’eau dans le ruisseau et la répandait ensuite à travers l’allée, sous le prétexte fallacieusement municipal de l’arroser… ». Ici, il raconte combien « [l]’haleine des Tarabustin profanait la pureté vivifiante du soir. Un parfum d’œillet sauvage, qui s’était aventuré jusqu’à eux, rebroussa chemin ».
Plus tard, c’est le général Archinard qui prend la parole et prévient : « je ne connais qu’un moyen de civiliser les gens, c’est de les tuer… Quel que soit le régime auquel on soumette les peuples conquis… protection, annexion, etc., etc… on en a toujours des ennuis, ces bougres-là ne voulant jamais rester tranquilles… En les massacrant en bloc, je supprime les difficultés ultérieures… » Ou encore la terrible Marquise de la Parabole qui « mène à sa suite un troupeau d’adorateurs où il y a de tous les échantillons de l’animalité humaine », plusieurs fois mariée, ayant probablement tué un de ses maris ; étrangement mort dans son bain. Quelle femme !
De l’humour
Ce qui séduit habilement dans ce Mirbeau – que l’on trouve moins dans le terrible et pervers Jardin des Supplices, bien plus dans le théâtre une fois encore – c’est bien entendu l’humour : moment singulier où, au tournant du siècle, la littérature renoue avec une subversive humoristique féroce, où lire fait rire aux éclats. La portée comique est appuyée par la succession des personnages qui passent, que l’on croise et que l’on fuit. L’auteur se plaît à développer plus précisément certains vacanciers qui reviennent.
La joie de cette nouvelle publication de ce texte ravive le goût d’une littérature satirique, elle rappelle aussi l’actualité des experts en tout, véritable épidémie, fléau de l’intelligence, dont nous devons toujours plus nous moquer
On ne peut qu’être séduit par Clara Fistule, « inventeur d’un nouveau mode de reproduction humaine » : la Stéllogenèse, ou comment naître de l’étoile. Et voilà comment il explique cette révolution à Vasseur : « il n’est pas admissible qu’un être d’intelligence, comme je suis, qu’être être tout âme, comme je suis, qu’un être enfin assez supérieur pour n’avoir gardé du corps humain que les strictes apparences nécessaires, hélas ». Déçu de n’être que l’enfant d’humains, Fistule évacue toute une histoire de l’humanité pour s’inscrire dans une nouvelle généalogie et révolutionner le monde scientifique. Cet élan prométhéen est doublé par celui du docteur Triceps dont le projet social phare est de traiter la pauvreté, le pauvre étant un malade – c’est connu – qui gaspille la richesse et qu’il faut traiter : « je séquestrai mes dix pauvres dans des cellules rationnelles appropriées au traitement que je voulais appliquer…Je les soumis à une alimentation intensive, à des frictions iodurées sur le crâne, à toute une combinaison de douches habilement sériées…bien résolu à continuer cette thérapeutique jusqu’à guérison parfaite…je veux dire jusqu’à ce que ces pauvres fussent devenus riches… » ou une rhétorique à faire pâlir bien de nos contemporains.
Théâtre de la plus vive ironie donc, la station thermale regroupe cet échantillon terrible de la société où le fin observateur, lui-même corrompu à une sociabilité de médiocres, ajuste à l’envie son regard acerbe sur le monde, dans une succession de tableaux « réalistes comme des caricatures, autrement dits plus [vrais que vrais] » et si, la joie d’une nouvelle publication de ce texte ravive le goût d’une littérature satirique, elle rappelle aussi l’actualité des experts en tout, caricatures éternelles d’eux-mêmes, véritable épidémie, fléau de l’intelligence, dont nous devons toujours plus nous moquer, érigeant l’ironie comme arme émancipatrice, afin de nous sauver d’une neurasthénie ambiante.