Dans le cadre du festival jeune théâtre JT22, qui programme les spectacles de jeunes compagnies issues d’écoles nationales, deux travaux en cours présentés au Théâtre de la Cité Internationale font écho l’un à l’autre. Discussion avec DS : je ne suis pas une apparition et Ce qu’il me reste, font dialoguer deux générations de femmes par delà la mort et l’histoire, et dessinent des chemins de théâtre pour retourner à soi.
C’est un autel comme on en voit fleurir dans les rues à la mort d’une célébrité particulièrement populaire : bougies et photos, simplement disposées en demi cercle, sans autre prétention que de rendre visible le souvenir du défunt et de témoigner du manque que son absence provoque. De la défunte, en l’occurrence : le « DS » du titre du spectacle, Discussion avec DS : je ne suis pas une apparition, n’a rien d’un mystère, il s’agit de l’immense comédienne Delphine Seyrig, égérie de la Nouvelle Vague chez Truffaut, Resnais, Bunuel ou encore Demy. Mais, soyons rassurés, malgré l’apparence toute commémorative du décor, nous avons bien affaire comme annoncé à une discussion. Ce qui semble en effet commencer comme une étrange lubie – enregistrer un message vocal adressée à une actrice décédée depuis 30 ans pour lui annoncer que la rue à son nom a disparu – se transforme, par la magie propre au théâtre et le talent de la jeune interprète, en véritable dialogue entre elle et son illustre prédécesseure.
Seule en scène ?
Seule en scène, autrice, metteuse en scène, Raphaëlle Rousseau, sortie du TNB, est une révélation. Clown tragique et intense lorsqu’elle nous fait partager, par sa seule expression faciale, la consternation de la jeune artiste face à l’impitoyable serveur téléphonique de Pôle emploi, elle orchestre ensuite cette mystification qu’elle a elle-même conçue, à partir d’archives audio d’entretiens et de films de Delphine Seyrig. La voix de Delphine résonne, sortie de nulle part, envahissant le plateau, se déplaçant, tandis que Raphaëlle, face à nous, réagit, interroge, répond avec une simplicité et une vérité infiniment touchantes. Delphine la hante, au sens positif du terme : son fantôme n’est pas de ceux qui font peur, elle n’est pas une apparition, mais une présence qui accompagne.
Son fantôme n’est pas de ceux qui font peur, elle n’est pas une apparition, mais une présence qui accompagne.
L’occasion alors pour Raphaëlle de l’interroger sur cette condition de femme et d’actrice qui les rassemble toutes les deux (et qui n’a pas tellement évolué depuis les années 60), mais aussi sur son combat féministe, sur comment se défaire de l’image que les autres projettent sur soi, sur ce que c’est d’être d’être mère, d’être morte, ce qu’on regrette et qu’on voudrait revivre. Et de la convoquer, sur scène, pour redire une dernière fois, si possible, sa tirade à Antoine Doisnel dans Baisers volés. Une discussion non sans humour, comme lorsque Delphine conseille à Raphaëlle : « Vous devriez mourir un peu, jeune fille ».
Mystification, échange de corps : c’est tout le théâtre qui se joue dans cette chorégraphie parlée.
Alors, le qualificatif de « seule en scène » nous semble un peu limité pour décrire un dispositif qui joue précisément de la présence-absence de l’autre. Quand Raphaëlle est là, Delphine se fait entendre, quand Delphine apparaît c’est Raphaëlle qui s’éclipse. Mystification, échange de corps : c’est tout le théâtre qui se joue dans cette chorégraphie parlée entre deux comédiennes. Est-on en effet jamais seul sur les plateaux ? Ceux-ci ne sont-ils pas hantés par ces acteurs et actrices qui nous ont précédés, par ces mots qu’ils et elles ont prononcés, par leur présence jamais éteinte ? Certainement, dans le cas de Raphaëlle et Delphine – et Discussion avec DS est une proposition en forme de rituel : faire parler les morts, les laisser nous convoquer plutôt que de les invoquer (ce qui ne déplairait pas à Vinciane Despret), les (ré)-écouter, et, quant à nous, essayer de mourir un peu, aussi.
- Discussion avec DS – Je ne suis pas une apparition, écriture et jeu de Raphaëlle Rousseau, Cie La Grande Life, à l’Athénée – Théâtre Louis Jouvet du 8 au 20 novembre
Ce qu’il leur reste
Hasard du calendrier, ou bien plutôt sagacité de la programmatrice, le spectacle qui succède, au Théâtre de la Cité Internationale, à Discussion avec DS, est également une réflexion sur ce qui relie deux générations de femmes, dans une forme cependant radicalement différente. Ce qu’il me reste, de la compagnie Contre-feu (issue de l’ENSAD Montpellier), écrite et mis en scène par Louise Arcangioli, est une proposition chorale et sociologique autour de l’héritage féminin, de la relation mère-fille, des non-dits de l’histoire.
On découpe le réel pour mieux le recomposer: au sens littéral, l’image de la construction de l’identité.
Ce qu’il me reste détonne tout d’abord en se présentant comme une sorte de chantier, atelier de menuiserie collectif où six actrices armées de perceuses, visseuses, ponceuses, scies sauteuses et autres outils à bois, s’activent autour de grandes planches, tandis qu’une septième figure, immobile dans son fauteuil rose pâle, fixe la télévision, une clope éteinte à la main. Le décor se construit sous nos yeux – métaphoriquement, c’est l’espace du discours et le discours lui-même qui s’échafaude ainsi : on découpe le réel pour mieux le recomposer. Ici la performance prend au sens littéral l’image de la construction de l’identité. Les six comédiennes jouent des outils qu’elles tiennent entre leur main et de leur puissance à la fois destructrice et créatrice : on se mesure le corps au mètre de chantier, on se perfore la poitrine à la perceuse… Avant même la parole, les gestes témoignent ainsi de toute une puissance d’agir revendiquée par ce groupe de femmes.
Au fil de la construction de ce qui va devenir une table, des mots commencent à émerger, depuis le fond d’un seau où l’on cherche pourtant à se faire vomir à grandes bouchées de mayonnaise, de marshmallow et d’œuf cru. Le monologue comme flot, dégorgement, évacuation de cette parole restée enfouie, celle d’une mère – la septième femme, muette ? – autour de laquelle se cristallisent les doutes et les affirmations d’une nouvelle génération encombrée par cet héritage d’une société où la révolution féministe s’est trop souvent arrêtée au pas de la porte, à la lisière du couple et de la maison. De l’une aux autres, les monologues dessinent des expériences et une volonté partagée, celles des injonctions contradictoires (être à la fois libre et indépendante et épouse ou mère aimante), et celle de prendre la parole pour se libérer notamment de l’emprise sur le langage de ces « hommes qui mettent des points à la fin des phrases. »
Dans un mélange d’injonctions contradictoires, la parole est à la fois un plaidoyer et une thérapeutique.
Cette recherche intime et politique se poursuit au cours d’un dîner de famille où l’on mange de l’eau et se dispute entre sœurs, puis, la table transformée en radeau, sous un déluge de théâtre. Le parcours est instable. La parole y est à la fois un plaidoyer et une thérapeutique, balancement qui se retrouve au plateau : on enfile des robes colorées puis on s’en défait, on construit les murs d’une maison pour mieux les détruire. Ne reste plus qu’à écouter, pour de vrai, la figure de la mère et peut-être une chanson de Françoise Hardy sur le peu de choses qu’on est, pour refermer cette double interrogation identitaire : que me reste-t-il de toi, que me reste-t-il de moi ?
En trois heures et deux spectacles, les jeunes créatrices d’aujourd’hui font l’évident témoignage, non seulement de leur talent, mais aussi de la pertinence de la préoccupation qui les agite : que doivent nos expériences – de femmes, d’actrices – à l’héritage de celles qui nous ont précédées et formées, artistiquement comme intimement ? Comment dialoguer avec elles, comment s’en libérer ? Avant tout, par des chemins de théâtre – leurs réponses respectives ont ceci en commun.
- Ce qu’il me reste, mise en scène et écriture de Louise Arcangioli, Cie Contre-Feu.