Après la mise en scène résolument moderne de Thomas Ostermeier, c’est au tour d’un autre Thomas de s’attaquer à Richard III. Dans la continuité de son gigantesque Henry VI, primé aux Molières, il dessine un drame baroque et punk. S’extraire de la mêlée, refuser l’idée que tout a déjà été fait, redonner au drame shakespearien toute sa beauté, sa force et sa gloire tout en l’inscrivant dans une modernité sans faille, tel est le pari que relève avec élégance Thomas Jolly.
L’intrigue de cette pièce est dense et peu aisée à résumer. Disons pour faire vite qu’après la mort d’Henri VI et de son fils (maison des Lancastre), Edouard IV, duc d’York, monte sur le trône. Il a deux frères: Georges, duc de Clarence, et Richard, duc de Gloucester. Richard III est l’histoire d’une prise de pouvoir sur fond de désordre social et du climat obscur et délétère d’une cour ravagée par les rivalités, la vengeance et le crime. Tout au long d’Henri VI, on a pu voir une dynamique de resserrement de la notion de conflit. La guerre entre deux nations, l’Angleterre et la France, laisse place au conflit entre les deux familles rivales York et Lancastre. Le conflit devient fratricide et la violence s’exerce dans toute sa splendeur au sein de ce qui semblait encore demeurer fort à la fin d’Henri VI : les liens de sang. Et celui-ci coule à flot : dans Richard III la violence atteint son paroxysme, alors même qu’elle est traitée avec une certaine sensibilité, voire avec magnificence par Thomas Jolly.
Trouver l’équilibre du mal
Il faut bien le dire, Richard est un monstre. Maudit par la nature, il est touché par de nombreuses difformités. Le texte shakespearien le décrit comme un être indéfinissable, avec un bras desséché “comme un arbuste flétri”, une “odieuse montagne” sur le dos, et des jambes “de longueur inégales”. Le discours des autres ne cesse de revenir sur son apparence monstrueuse, presque inhumaine. Thomas Jolly, qui incarne Richard, se soumet de façon impressionnante à cette description, et on peut souligner le travail qui a été fait sur le costume de Richard : des pics sortent de la bosse de son dos, son torse est comprimé dans un corset, son bras est raide, et ses jambes affublées de bottes orthopédiques. Ce costume parvient à faire surgir toute l’animalité du personnage, et va jusqu’à prendre le risque de le déshumaniser. Pendant les 4 heures 30 de la représentation, le corps de l’acteur est contraint, sa démarche se fait claudicante. Toute sa gestuelle est placée sous le signe du déséquilibre, il se tort sans cesse avec, il faut le reconnaître, une grâce étonnante. Cette tension corporelle n’est relâchée à aucun moment, et le personnage de Richard affiche sans cesse sa monstruosité. Cette performance est une des clés de la réussite de cette mise-en-scène.
La fureur destructrice de Richard est traitée avec froideur, ce qui lui confère une force supplémentaire pour poser l’éternelle question : est-il né monstre ou l’est-il devenu ?
La monstruosité physique est doublée d’une monstruosité morale et comportementale. Il est manipulateur, il est sombre et violent, aussi il n’hésite pas à faire assassiner ses petits-neveux, obstacle à son accession au trône. Cependant, cette violence est toujours contenue dans la mise en scène. Pas de faux sang qui inonde de rouge la scène et éclabousse les spectateurs, pas d’agonies qui n’en finissent pas, pas de symbolique lourde. Au contraire, la fureur destructrice de Richard est traitée avec froideur, ce qui lui confère une force supplémentaire et pose l’éternelle question : est-il né monstre ou l’est-il devenu? Est-ce l’univers social, dans toute sa violence envers cet être que tout le monde repousse, qui l’a fait devenir monstre ? La réponse se trouve sans doute esquissée dans la prophétie formulée par le duc d’York, son père, dans la dernière partie de Henri VI : ” Mes cendres, tel le phœnix, enfanteront peut-être un oiseau qui se vengera de vous tous“.
L’équilibre de ce drame est toujours, à l’aune du personnage de Richard, instable, entre la violence et l’angoisse de la tragédie et le comique sincère et bouffon.
Une certaine distance avec l’intrigue s’installe tout au long de la pièce, à l’aide de petits écriteaux de bois annonçant successivement et avec ironie au spectateur : ” La Tragédie de Richard III” : “Ses perfides intrigues contre son frère Clarence”, “Son usurpation tyrannique”, “Le pitoyable meurtre de ses neveux innocents “, “Le récit complet de sa vie détestée”, “Et sa mort très méritée”. Ces traits d’humour qui structurent la descente au cœur du mal créent un décalage avec le sérieux des enjeux, semblant se moquer du côté exagéré de la situation qui rebute parfois certains spectateurs à aller voir des pièces classique.Car le tragique autant que l’humour est porté avec aisance par le jeu des acteurs et la mise en scène afin que le spectateur ne perde rien de cette pièce à l’intrigue plutôt complexe. L’équilibre de ce drame est toujours, à l’aune du personnage de Richard, instable, entre la violence et l’angoisse de la tragédie et le comique sincère et bouffon.
La modernité au service d’une catharsis renouvelée
Trop souvent, les mises en scène contemporaines de textes classiques se perdent dans l’usage des techniques et technologies modernes : le son, la vidéo prennent le pas sur l’énergie propre du texte. Dans Richard III, Thomas Jolly semble avoir trouvé l’équilibre entre l’ancien et le moderne, entre l’univers historique dans lequel Shakespeare place son œuvre et les techniques importées d’autres arts. L’angoisse et la tension portées par le texte de Shakespeare sont sublimées par différents procédés techniques usant, sans en abuser, d’une modernité qui ouvre de nouvelles voies pour le théâtre.
L’originalité de Richard III s’ancre dans un usage spectaculaire de la technique
Il intègre ainsi à la mise en scène des caméras de surveillance robotisées, qui suivent les acteurs et dont les images s’affichent en direct en arrière-fond, sans pour autant capter entièrement l’attention du spectateur. L’atmosphère angoissante et délétère n’en est que renforcée. Mais le vrai facteur faisant de cette mise en scène une réussite, c’est la lumière. Elle est protéiforme, s’inscrit dans la dynamique de la pièce – quand ce n’est pas elle qui est à l’origine de cette dynamique – et se retrouve toujours au service de l’émotion et du texte. C’est là que s’ancre l’originalité de ce Richard III, dans un usage spectaculaire de la technique. Loin de n’être que simple éclairage, elle est à chaque instant chargée de symbole ; elle se fait barreaux d’une prison, entravant les mouvements des personnages qui cherche à échapper à Richard, ou encore laser qui traverse la salle à la manière d’un oeil inquisiteur, plongeant ainsi le public dans l’angoisse. C’est la lumière aussi qui, dans le dernier acte, donne la parole.
Il est une scène d’une beauté spectaculaire, celle où Richard III doire faire face à l’arrivée imminente du comte de Richmond, venu de France pour le détrôner. Il s’endort un moment, et dans une sombre clarté apparaissent les personnages qu’il a tués ou fait tuer. Ils sont une douzaine à l’encercler. Tous sont dans la pénombre et la scène est balayée par d’immenses rais de lumière. Un à un, les personnages reçoivent entre leur main un rayon de lumière avant de déclamer toute leur haine à Richard, incarnation du malheur. L’idée est belle, l’illusion complète et l’émotion intense. La lumière entoure ici la scène d’un certain mysticisme qu’on retrouve à plusieurs moments dans la pièce.
Un autre parti-pris de cette mise en scène est la force qu’elle développe autour du spectateur pour le rendre acteur. En tant que spectateur, une dynamique assez étrange s’installe dans le rapport au duc de Gloucester, futur Richard III. Lorsqu’il apparaît dès la première minute seul sur scène, s’extirpant difficilement des entrailles du sol, faible sur ses jambes malformées, c’est d’abord la crainte et la pitié qu’il inspire. Tout est dit dans ce premier moment : sa cruauté, sa méchanceté, sa soif de pouvoir. Et pourtant, la crainte va laisser place au fil du premier acte à une certaine empathie, puis sympathie pour le personnage, une certain affection qui ira, avant l’entracte, jusqu’au soutien, puisque c’est la salle entière qui l’applaudit et le demande comme Roi, alors même qu’il a déjà le sang de ses deux frères, et de bien d’autres, sur les mains. Puis, ce sentiment bascule petit à petit pour se transformer en dégoût profond, et on se souhaite plus que sa fin. Toute la charge émotionnelle contenue dans Richard se déporte vers son ennemi Richmond qui, serpent de mer de la pièce, n’apparaît qu’à la toute fin pour débarrasser l’Angleterre de ce fardeau. L’acmé de cette dynamique, le point d’apothéose de la pièce arrive au cœur de ce phénomène. L’intronisation de Richard III est célébrée, avec la salle par un spectaculaire concert où tous les moyens sont bons pour recréer l’atmosphère des plus grands concerts de rock star. Ce procédé, qui pourrait sembler, racoleur permet d’installer une étrange connivence entre Richard III et le public. Les quelques longueurs de la pièce sont vite oubliées, et chanter avec les comédiens “I’m a dog, i’m a coat, i’m a hedgehot” donne enfin une expérience sensible à la catharsis aristotélicienne. On plonge dans un moment de folie dionysiaque qui redonne tout son sens au théâtre en tant que spectacle vivant et fait sentir ce que ça pouvait être au temps de la Grèce Antique ou au milieu du Shakespeare Globe Theatre, bref, avant que le théâtre ne devienne guindé et exigeant.
L’intronisation de Richard III est célébrée, avec la salle par un spectaculaire concert où tous les moyens sont bons pour recréer l’atmosphère des plus grands concerts de rock star.
Le contact avec le public, le décloisonnement du théâtre, que ce soit dans l’espace particulier qu’est le théâtre ou de façon plus générale, sociale, le travail de Thomas Jolly a l’ambition, depuis ses débuts, de faire tomber les murs réels et sociaux qui enserrent le théâtre. Rendre accessible Shakespeare n’est pas une mince affaire. Autour de la pièce gravitent plusieurs projets à l’initiative de la Piccola Familia en partenariat avec diverses institutions et écoles. Richard III se veut ainsi mobile et pas seulement dans les théâtres. Sur la parvis de l’Odéon est installé un container où se joue R3M3. Le principe : visiter le bureau de Richard dans 3 mètres cube, accompagné d’acteurs. Il est dommage que, sur le parvis de l’Odéon, il ne remplisse pas tout à fait sa fonction en terme d’occupation de l’espace et de sensibilisation au théâtre pour ceux qui n’y vont jamais. L’Affaire Richard s’invite dans votre salon, dans votre cuisine en Seine-Saint-Denis, et avec Richard 3.O, un projet mené par plusieurs écoles d’informatique et de graphisme, le numérique envahit le théâtre, au carrefour de la pédagogie et de la culture. Le site de la Piccola Familia vous propose ainsi un jeu vidéo vintage. Shakespeare est dépoussiéré, son œuvre rénovée, et son texte y trouve une nouvelle jeunesse, une nouvelle actualité sans rien perdre de sa grandeur. Malgré sa démarche claudicante, Thomas Jolly emmène son public dans les sommets du théâtre contemporain, avec poésie, humour, sensibilité et puissance pour redonner au texte de Shakespeare toute sa force émotionnelle, dans une tension permanente entre une modernité à tout rompre et les racines les plus profondes et les plus précieuses du théâtre.
- Richard III de Thomas Jolly, Odéon, 6 janvier-13 février 2016.
- Richard III, le jeu.