Sylvain Tesson a récemment été au coeur d’une polémique en raison de ses orientations politiques. Plutôt que de le condamner en raison de ses fréquentations, il semble plus intéressant de se pencher sur son oeuvre pour mieux comprendre ses perspectives sur le monde. Depuis quelques années, la popularité de Sylvain Tesson remet au goût du jour la figure de l’écrivain voyageur. Contempteur de la modernité, Sylvain Tesson formule dans tous ses textes le vœu impossible de renouer avec l’Ancien Monde, celui où l’homme n’était pas maître et possesseur de la nature et où l’inscription Terra incognita se trouvait encore sur les cartes. Fasciné par les aventuriers d’autrefois, Tesson rêve de pouvoir s’inscrire dans leur sillage tout en reconnaissant la transformation inexorable du monde. 

Tout comme Jacques Rolla, le jeune poète mélancolique de Musset, Sylvain Tesson aurait pu déclamer : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». Mais sa trajectoire est plus heureuse puisqu’à l’angoisse du désespoir, il choisit le sarcasme de la gaieté. Ainsi, il s’emporte avec joie contre le monde moderne et sa rapidité, s’enivre de pensées catastrophistes et se délecte en dénonçant pêle-mêle l’asservissement aux écrans, l’urbanisation du monde ou l’évanouissement du sacré. Comme il l’affirme lui-même dans son journal Une très légère oscillation : « Mon cauchemar préféré, la nuit, est de penser à l’avenir. » 

Pourtant, derrière ce cynisme de façade, Sylvain Tesson est capable d’être ému jusqu’aux larmes par le spectacle bouleversant de la nature et de faire preuve d’un lyrisme que l’auteur d’Atala n’aurait pas renié : « Plongée à la nuit tombante dans les siphons et les grottes des falaises calcaires du Pradet près de Toulon. Vers l’occident, un liseré de ciel, fin comme une lame portée au rouge, est pris en étau entre le noir de la nuit et le bronze de la mer ». Cultivant la nostalgie des temps anciens, un goût pour l’absolu et un désir d’ailleurs et de communion avec la nature, Tesson apparaît comme le dernier romantique. Le voyage, l’écriture et l’ironie deviennent des échappatoires, une bouée de sauvetage entre l’asile et le suicide. 

Échapper à soi pour trouver le monde

À l’instar de Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson ne cesse de parcourir le monde pour le coucher sur le papier. Ses voyages sont au moins aussi nombreux que ses ouvrages. Il a entrepris un tour du globe à vélo, a refait le long voyage de la Sibérie jusqu’à l’Inde pour retracer le parcours des évadés du Goulag, a traversé la Russie à bord d’un side-car en hommage à la retraite de Napoléon ou encore parcouru les plaines de Mongolie à cheval. Les récits de voyage occupent une part importante de son œuvre. Lassé d’étudier les cartes du monde à la Faculté de Géographie, peut-être a-t-il décidé d’en parcourir le territoire. Ses récits peignent ainsi le portrait d’un homme en mouvement. L’Axe du loup se présente par exemple comme une succession de verbes d’action : « Je marche, je marche, c’est tout ce que je sais faire. Longeant le lac, bivouaquant sur les plages, reliant les caps entre eux. » Sylvain Tesson rudoie son corps, semble entreprendre une démarche de purification où il s’agit de s’éprouver, de se mettre en déroute.

Il recherche volontiers les situations les plus extrêmes, fait état avec une certaine gourmandise de sa consommation effarante d’alcool, et s’amuse de voir son corps soumis à la violence des éléments. Il cherche à en extraire une forme de sagesse, ou du moins espère y trouver une manière d’être au monde à même de le satisfaire : « Je sens monter en moi l’impassibilité des vagabonds japonais de la tradition zen. Il s’agit pour eux de laisser les sensations leur traverser le corps sans s’y fixer jamais et d’accéder à l’imperméabilité ».  Ainsi, dans la lignée des voyageurs romantiques, de Chateaubriand à Byron, Tesson souhaite retrouver une forme d’harmonie perdue. L’aventure s’ancre dans un désir d’évasion où l’écrivain aspire à quitter le monde moderne, comme s’il espérait que la distance lui permette de trouver un peu de profondeur, un peu de sens et de répit. Cet échappatoire le conduit à une forme de valorisation d’une vie retirée. Cet éloge d’un mode de vie érémitique pourrait sembler proche d’une idéalisation, ce à quoi on peut penser en lisant le portrait d’un paysan russe dans L’Axe du loup : « Je photographie le beau visage de Vladimir. Il rejoint dans le panthéon de mon cœur la longue liste des évadés que j’abrite. Lui s’est évadé de la laideur du monde moderne pour trouver refuge dans un univers de cinquante acres qu’il bâtit de ses propres mains ». Pourtant, Sylvain Tesson a plusieurs fois mis en œuvre son désir d’être à l’écart du monde. Son carnet de route – ou plutôt de déroute – Dans les forêts de Sibérie en est la preuve.

Ivan Aivazovsky, Paysage d’hiver, 1876.

Le mal du siècle

Sylvain Tesson se pose volontiers en contempteur de son temps. Il épingle toutes les passions de nos contemporains. Il se défie du numérique, de la mondialisation, du progrès social et déplore une forme d’appauvrissement culturel. Pourtant, ce discours réactionnaire semble convenu tant il a désormais envahi l’espace médiatique. Les fulgurances de Tesson résonnent davantage comme de vieilles antiennes, comme des oripeaux virils dont se pare celui qui rêve d’être Chateaubriand. Le problème du romancier réside peut-être dans son usage immodéré des formes brèves, de ces saillies brillantes qu’on peut ressortir à loisir lors d’un dîner mondain : « Sur une île déserte, j’emporterais un livre sur le monde de demain pour me féliciter d’avoir été jeté sur une île déserte ».

Les fulgurances de Tesson résonnent davantage comme de vieilles antiennes, dont se pare celui qui rêve d’être Chateaubriand.

De même, si certains livres de Tesson font l’éloge d’une vie lente et libre, sa pensée semble parfois un peu rapide et il est toujours prêt à sacrifier un peu de rigueur à une bonne formule. Les nombreux aphorismes qui parsèment Une très légère oscillation en témoignent : « Internet : arme à feu dans les mains d’un enfant ».  Prêt à sacrifier un peu de raison pour quelques bons mots, Tesson pense de façon lapidaire et condense le siècle à travers des formules saisissantes qui résonnent paradoxalement comme des slogans de supermarché : « La réalité sera augmentée. Mais pas les salariés. » On peut également songer à cette formule aussi drôle que creuse : « Je suis tellement réactionnaire que je préfère le début de mes phrases à leur fin ». Ici, l’autodérision dont fait preuve Tesson prête à sourire mais ne porte pas à réfléchir. 

De même, notre mécomtemporain, pour reprendre ce néologisme de Péguy popularisé par Alain Finkielkraut, fait fréquemment sentir son désamour pour notre époque dans ses textes de fiction. Ainsi, ses nouvelles mettent souvent en scène des marginaux, des bandits, des ermites, des aventuriers et des paumés inadaptés à ce monde moderne trop étroit pour leurs rêves. Tesson cède volontiers aux sirènes du romantisme en décrivant des modes de vie  alternatifs et ses personnages occupent bien souvent des fonctions exotiques : gardien d’un phare perdu en Russie, archéologue au Moyen-Orient ou encore commandant d’un chalutier sur la mer Baltique. Pourtant, certaines de ses nouvelles contiennent une charge violente et savamment orchestrée contre l’époque. Par exemple, « Les porcs » publié dans son recueil Une vie à coucher dehors, se présente sous la forme d’une lettre au sein de laquelle un agriculteur exténué évoque la mécanisation de l’industrie alimentaire et la barbarie de l’élevage industriel :

« Ce n’est pas nous qui avions changé mais la valeur des choses qui n’était plus la même. Lorsqu’une tranch...