Du 6 au 11 juillet, l’auteur, acteur et metteur en scène britannique Tim Crouch présentait An Oak Tree au Cloître des Célestins. Jouée pour la première fois en France, cette pièce au succès international interroge l’action scénique dans un voyage hypnotique qui met le public au cœur du dispositif dramatique. Un vertige shakespearien caractéristique du théâtre radical signature de l’artiste – à retrouver dans Truth’s a Dog Must to Kennel jusqu’au 23 juillet à la Chapelle des Pénitents blancs.
Public-centric
Hormis les deux magnifiques platanes du Cloître des Célestins, la scène est vide. Le public s’installe. Au premier rang, Cynthia Loemij, danseuse néérlandaise membre de la compagnie Rosas dirigée par Anne Teresa de Keersmaeker, s’assoit l’air de rien. C’est elle qui ce soir servira de cobaye à Tim Crouch. Comme Teresa Coutinho, Adama Diop, David Geselson et beaucoup d’autres, elle découvrira sa partition pendant le spectacle. L’unique règle : respecter le script. Pour le reste, Cynthia est simplement invitée à se laisser porter par le dispositif. Depuis les gradins, on assiste à l’établissement du pacte entre Tim Crouch et son invitée. Plus que cela, nous sommes partie prenante du contrat puisque nous aussi, nous avons un rôle à jouer : celui d’un public de pub assistant à un spectacle qui se donne un an et demi plus tard.
« Ce qui m’intéresse est de retourner le projecteur vers le public car je crois que le véritable lieu du théâtre se situe dans la tête du spectateur. »
Lorsqu’il écrit cette pièce en 2005, Tim Crouch met le public au cœur du dispositif théâtral : « Ce qui m’intéresse est de retourner le projecteur vers le public car je crois que le véritable lieu du théâtre se situe dans la tête du spectateur. » C’est en co-auteurs et co-autrices que nous vivrons cette œuvre, le script n’étant qu’un « prétexte » pour tenter de répondre à la question qui obsède l’artiste : « À quoi le public s’attache-t-il conceptuellement dans le théâtre ? » Est-ce que la narration, le personnage ou encore le phénomène d’identification ? La présence de l’interprète invitée, humble et pas tout à fait à l’aise, offre une première réponse : nous pourrions tous et toutes être Cynthia.
Ainsi, il s’agit de briser l’idée selon laquelle l’acte théâtral se passerait uniquement sur scène, dans un geste univoque du comédien vers le spectateur, passif. C’est aussi une manière de rendre sensible ce contact nécessaire qui permet de synchroniser les imaginaires pour que les mécanismes de la représentation fonctionnent. Un rééquilibrage qui n’est pas sans rappeler les mots de l’un des regrettés compatriotes de l’artiste : « Au théâtre, on peut facilement se retrouver sur une longueur d’onde différente de celle du public, sans que personne ne s’en aperçoive, parce que l’on n’a pas créé une relation pleine, partant de zéro. » En faisant démarrer Cynthia au niveau zéro du jeu, Tim Crouch explore en direct ce qui, pour Peter Brook, constitue l’essence du théâtre : la capacité à construire un être ensemble.
Transe et consolation
Nous voilà prêts et prêtes à entrer ensemble, donc, dans la fiction. Un a un, les personnages de la tragédie du chêne apparaissent – matérialisés par des chaises vides. Le rôle de Cynthia est celui d’un père qui perd sa fille, renversée par une voiture à un carrefour. Inconsolable, il se rend au théâtre dans lequel le bourreau de son enfant se produit. Sa spécialité : l’hypnose. Dans cette rencontre, rien de pathétique, juste un deuil impossible qui trouve sa consolation dans la métamorphose : un arbre se transforme en petite fille, une artiste en personnage. Inspirée de l’œuvre conceptuelle réalisée en 1973 par l’artiste américain Michael Craig Martin, An Oak Tree rend hommage à la puissance évocatrice des mots et à notre faculté, humaine, à voir des choses à l’intérieur d’autres. Il rejoint dans ce geste l’esthétique shakespearienne du faux-vrai, de l’illusion nue – et du « jeu sur le jeu du jeu ».
“Pour entrer dans l’oeuvre, le public doit accepter de suspendre sa conscience rationnelle, comme dans la transe hypnotique.”
Voir le théâtre comme une œuvre de consolation, c’est lui conférer le pouvoir de nous guérir, de nous faire aller mieux. Le parallèle avec la pratique de l’hypnose est de ce point de vue intelligent – mais il faudrait que tous les artistes au plateau, public compris, le soient, hypnotisés, pour que la magie opère. Or malgré l’énergie dingue que Tim Crouch déploie pour mettre son invitée dans de telles conditions (on ne compte plus les « You’re doing great Cynthia ») l’artiste invitée ne parvient pas entrer dans cette transe. Et par conséquent nous non plus. Trop visible, le dispositif prime sur le jeu pourtant poignant du comédien britannique et refocalise constamment notre attention sur l’expérimentation à l’œuvre.
Pour autant, il est aisé d’imaginer l’incroyable potentiel dramatique et émotionnel de cette pièce dans un contexte où l’abandon a réellement lieu, libéré peut-être de la pression d’un Cloître trop grand ou du « qu’en dira-t-on » du festival d’Avignon. An Oak Tree n’en demeure pas moins un spectacle impeccablement rodé et mené avec une incroyable dextérité par un Tim Crouch au sommet de son art – que nous désespérions de voir un jour traverser la Manche. Il était temps !
- Truth’s a Dog Must to Kennel : du 14 au 23 juillet 2023 à la Chapelle des Pénitents blancs
- An Oak Tree: Tournée du 4 au 27 août 2023 Endinburgh Festival Fringe
- Avec Tim Crouch et un nouvel invité à chaque représentation
- Texte Tim Crouch
Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage