Quel risque prend-on, en parlant à celui qui vient de manquer à notre vie et dont on sent déjà qu’il ne reviendra peut-être pas ? Comment écrire une lamentation qui ne soit pas réduite à la profération d’un cri long, lent et pathétique ? Les Éditions Théâtrales viennent publier De la disparition des larmes, nouvelle pièce écrite par Milène Tournier à l’invitation de Léna Paugam. Sans jamais être larmoyante, cette pièce (d)écrit les larmes qui manquent à nos vies.
Elle aurait alors pris le risque de parler. Cette adolescente, qu’on observait de loin – à cause de sa solitude, parce qu’une personne qui erre suscite toujours une méfiance certaine. Un soir, sans prévenir, en plein milieu des tours qui encadrent sa vie, elle aurait pris le risque de dire, tout dire, et certainement pas de s’arrêter de dire, quand bien même elle ne saurait plus tout à fait ce qu’elle a dit, qui l’écouterait ou qui risquerait de lui de demander de se taire. C’est qu’elle saurait bien, elle, que ce qui compte, plus que d’être écoutée, c’est de dire, tout dire à celui qui vient de disparaître de sa vie alors qu’elle, de son côté, demeure là et attend encore son possible retour.
« Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer.»
Samuel Beckett, L’innommable, 1953.
Parler, le grand irremplaçable
Une jeune femme de 35 ans est seule et ne s’adresse à personne puisque personne ne semble l’écouter. Elle est simplement là et prend le risque de parler face à qui voudra entendre son lamento dans son entièreté ou en attraper un passage, comme on entend parfois une conversation dans la rue mais on n’ose passans oser s’arrêter, de peur de déranger ou d’entendre quelque chose qui ne nous regarde pas. Pourtant, sa parole à elle est présente, c’est sans doute même la seule chose dont on est pratiquement sûr : une parole nous fait face comme la possibilité d’un monument à admirer et d’un écho à écouter pour qui voudra prendre le temps d’être avec les mots de cette fille qui n’aura peut-être plus de souffle une fois qu’elle se sera épuisée à dire ce pourquoi elle a commencé à parler, ce soir-là, face à personne mais avec l’espoir que quelque part, quelqu’un entende et enregistre cette voix avant qu’elle ne disparaisse à jamais.
« (…) le dire comme si ça s’arrachait et que ça me déchirait, de même seulement prononcer. De revenir au tout début. Et peut-être même pas pouvoir aller jusqu’au bout. (…) Les mots qu’on prononce, ils restent. Dans l’univers quelque part à un endroit du temps. Comme s’agrippent dans le ciel les nuages. Les mots que tu m’as dits, ceux-là que je dis, ils restent, ils vont rester.»
Ce long monologue apparaît très vite comme un lamento tragique ; cette jeune fille vivra en l’offrant à celui qu’elle a aimé mais elle n’aura plus la force, à la fin, de continuer sa vie et risquera de mourir comme elle aura risqué de parler une heure durant. Sans doute que vivre après cette parole, vivre après la parole de cette absence insurmontable, c’est trop exiger de celle qui refuse d’accepter la disparition de tout ce qui a pu exister un jour et qui, avec elle, n’existe pas forcément mieux que sans sa cohabitation.
« Je parle là. Je me dis que peut-être tu entendras. Je sais pas la forme qu’a ta vie si tu travailles et quels habits tu as le matin et quels rêves le soir mais peut-être tu entendras. Peut-être. Je vais parler, je risque quoi?»
Elle concentre donc dans son coeur et son corps la force de dire, une dernière fois, toute sa vie comme tout son amour pour ce qu’elle a pu vivre ; ses vies déjà passées comme celles de ceux dont elle a pris soin, en espérant qu’à la fin, à défaut de se sauver elle, elle aura sauvé toutes les mémoires qu’elle aura eues entre ses mains, à accompagner, aider et rallonger un peu quand elle pouvait le faire en prenant soin des vieux corps des tours dans lesquelles elle passait ses journées enfermée.
Ce lamento théâtral est comme une confession nocturne – celles qui peuvent nous réveiller en pleine nuit au cœur d’un ensemble d’immeubles qui seraient un trop peu près les uns des autres pour qu’on puisse totalement ignorer le contenu de ce qui se crie en pleine nuit. Cette voix commencerait par nous énerver au milieu de notre sommeil mais on finirait par l’écouter avec une délicate attention, comme pour recueillir tendrement une parole dont on se croirait alors le seul unique et chanceux destinataire.
« parler dans le noir comme pleurer dans un oreiller, mais sans jamais ton prénom le prononcer, tous les mots sauf celui de ton prénom.»
La poésie comme présence au monde
La voix de Milène Tournier, portée par cette jeune fille dont on ne saura jamais le nom, répond à une poétique de l’écho. La langue qui parle ânonne, se méprend et se reprend à la manière d’un travail de couture qu’on reprise pour que les fils manquants soient remplacés (on parle d’ailleurs de reprise “invisible », en couture, quand la remise en état ne se laisse aucune trace visible). La voix se répète, donc ; parfois pour insister sur un mot qui lui résiste, parfois pour ramener vers elle un mot qui s’était échappé un peu trop tôt dans la phrase et qui n’avait pas, en bouche, développé toutes ses couleurs. Alors, inlassablement, elle répète encore et encore pour que le corps retrouve dans la parole tous les souvenirs partagés et désormais déchargés à l’assemblée maladroitement mais certainement constituée, celle qui fait face comme celle qui, un jour, peut-être, recevra l’écho de cette présence au monde :
« J’ai dressé ma liste, dans ma tête. La collection des choses à faire avec toi.
Faire un long voyage de nuit.
Dormir nus dans un hamac.
Avoir froid avec toi. Avoir chaud.
Avoir froid et
me réchauffer. Avoir chaud et boire.
Avoir faim et
qu’on fasse l’amour.
Avoir chaud et envie très fort et
qu’en fait on s’endorme.
Prendre un bateau. »
Si l’on finit par apprendre au détour d’une phrase l’âge de cette jeune femme, il apparaît que cette information pourra, elle aussi, être reprise par la suite. Il semble que la voix qui nous parle n’a pas d’âge précis ou bien a tous les âges qu’elle a déjà eus mais en même temps. Elle a l’âge des souvenirs qu’elle raconte, quand bien même ils se superposeraient au moment de les dire.
« J’ai trente-cinq ans.
J’ai vieilli d’un coup.
À quinze ans.
J’ai vieilli d’une nuit, comme on perd ses cheveux en une fois, parce que quelque chose a fait tellement mal et qu’on a dormi pourtant
sur encore le même crâne, et soudain ça suffit,
quelque chose,
un matin,
suffit.
J’ai vieilli,
la vie
passée
devant mon visage
en une seule
averse. »
Le souvenir, seul retour possible
« Je crois les souvenirs ça se souvient. Je veux dire, ça se redéclenche, comme dans les jeux vidéo, et certaines balises, qui te font faire trois tours de monde, quand tu tombes dessus. On vit pas tout d’un coup. On vit et après on revient.
Il faudra que tu reviennes, il faudra bien. »
Si depuis qu’elle a commencé, cette jeune fille se lamente et se plaint, c’est dans une perspective invocatoire ; elle appelle celui qui est parti et, l’appelant sans jamais dire son nom, espère le faire revenir, ou, à tout le moins, laisser traîner une oreille qui recevra, un jour, toute la lamentation de sa vie. Puisqu’il faut vivre malgré tout, alors le personnage archive tout ce qu’elle peut et voit toutes les archives qu’elle veut et qui ne sont pas encore devenues tout à fait des archives ; car archiver laisse une trace, mais il faut au moins un premier regard posé sur la trace pour que celle-ci se meuve en archive et devienne trace hors et dans quelqu’un d’autre que soi.
« On vit et on sauve.
Je regarde sur Internet chaque jour les choses que les autres gens cherchent à sauver, les traces que les gens laissent derrière eux, de leur vie. Je fais avec l’algorithme spécial. La vidéo zéro vue, celle que même celui qui l’a déposée, il l’a jamais regardée, moi je la regarde.
Ça lui fait une vue.
Elle va errer, elle est là pour errer, la vidéo, comme un chien abandonné sur le parking de la mémoire de ce monde. Si elle a été déposée, dans la mémoire, pour être accessible, disponible pour nous tous, comme une preuve que ça a existé, je la regarde, une petite preuve de plus que ça existe. Pour tout le monde. »
Ce geste de sauvegarde est aussi un geste de sauvetage. Si la voix finira par se terrer – on aura vite compris que c’est sans doute la seule et unique fois de toute sa vie qu’elle a autant parlé et qu’après, elle ne parlera plus – il lui faut achever l’histoire de son amour avec celui qu’elle ne nommera jamais plus. Il faut sauver l’amour, l’empêcher de disparaître comme on aurait tant voulu réussir à empêcher la disparition de toutes celles et ceux qui, déjà, nous manquent terriblement.
« Qu’est-ce qu’on sauve, les gens comme moi toute seule chez moi, le soir ?
Je sauve ce soir : que je t’aime.
Je sauve dans l’éternité que je t’aime.
Je souffle quelque part
dans le noir, tout haut toute seule, à l’éternité : je t’aime.
L’éternité respire plus lentement.
Je t’aime.
C’est une nouvelle trace, dans l’état indépendant du temps. »
Si les larmes ont disparu si longtemps, si la parole s’est autant asséchée, ce n’est pas simplement que ce monde est de plus en plus sec d’affects et d’émotions et que plus personne n’arrive vraiment à pleurer pour de vrai. Sans doute qu’accepter que les larmes (re)viennent, c’est permettre à son souffle d’être coupé, de suffoquer un peu et prendre le risque non plus de parler mais de se taire à jamais. Alors cette phrase indéfinie ne peut se ponctuer qu’avec des virgules ; les points, quels qu’ils soient, risqueraient d’interdir à tout jamais à la parole de se reprendre et de terminer de formuler ce qu’elle avait à dire : que l’amour, ici bas, ne connaîtra de fin qu’à la disparition de toutes les choses qu’on a connues et partagées ensemble.
« Je t’attends, toi, je t’attends, si je t’attends tellement c’est que je sais, le réel doit savoir, dans son intuition de réel, que tu vas venir et me voir, et que l’on sera deux, et que ce sera toi, parce que parfois aussi le soir, je pense à la vie, la longue catastrophe de la vie, et qu’on peut la traverser seule, je pourrais la traverser seule, mais aussi tu vois je ne veux pas, pour pouvoir l’apprécier et la détailler et que sentant ta peau à toi je sente aussi la sienne, sa peau de catastrophe qui nous englobe, et l’on baigne dans la catastrophe, et ce qu’on appelle catastrophe est en fait vivre, et il faut traverser, il suffit de traverser, comme on peut s’endurcir mais jamais échapper au temps, à la douceur infiniment du temps, qui nous accompagne et dont on est faits, comme une longue phrase, à la fin de laquelle, enfin, on pourra pleurer. »
Crédit photo : (c) Pauline Le Goff